Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

donnent n’en est pas moins utile. Il y a une pensée animale, et un animal contentement de soi dont les bêtes sont comme les statues vivantes. Et toutes les bêtes ne sont pas en cage. Combien de moufflons barbus à figure humaine, et combien d’obstinés chevaux et chameaux parmi nous, un peu gracieux et poètes dans leur première jeunesse, mais bientôt pétrifiés, définis pour eux-mêmes, et les yeux fixés désormais sur leur pâture, et remâchant toujours le même refrain ; sûrs d’eux-mêmes, sourds aux autres, et suivant leur route, toute leur pensée ramassée sur leurs joies et leurs douleurs. Toutes ces bêtes m’ont rappelé ma vraie devise d’homme : me penser moi-même le moins possible, et penser toutes choses ».

II

Si le soir, en rentrant chez vous vers dix heures, vous levez les yeux au midi, il est impossible, si la nuit est claire, que vous ne soyez pas saisis par la vue d’Orion un peu penché, qui enjambe le ciel. Ce rectangle gauche, ces trois clous du baudrier, ces trois autres clous plus petits qui marquent la gaine de quelque couteau de chasse, tout cela est plein d’autorité. Quelque chose est durement affirmé par là. Mais quoi ?

L’Hiver. On croit toujours que l’été sera sans fin. Le roux Octobre a encore des douceurs. On remarque bien que les douces étoiles d’été, Arcturus, la Perle, Altaïr, Véga, glissent l’une après l’autre vers le couchant ; pourtant on les cherche encore ; on hésite ; on se perd dans cette brillante poussière d’étoiles. Mais Orion est un rude annonciateur. Je me souviens qu’au commencement de l’automne, comme j’écartais le rideau de ma fenêtre vers trois heures du matin, je vis soudain un autre monde, que je connaissais bien, que j’avais oublié. Orion était monté jusqu’au sommet de la nuit, tirant après lui Sirius, aux clartés froides. Je ne l’attendais pas si tôt. Je laissais rouler les jours tièdes entre mes doigts. Orion, ce fut un rappel à l’ordre. Ce furent les trois mois d’hiver signifiés. Ce fut la Nécessité chargée de neige et de glaçons. Quelle annonce pour les bergers !

Lis mieux. Ce n’est là qu’une lettre. Essaie de lire tout le ciel d’un

seul regard. Il faut que tu domines les signes ; il faut que tu arraches

14