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LES PROPOS D’ALAIN

au Chasseur Sauvage sa fausse barbe de glaçons. Prends garde au froid, qui glace tes pieds et tes pensées. Recouche-toi, et pense. Orion passe tous les jours dans le ciel. Toutes les étoiles y passent tous les jours. Véga aussi, ta préférée. C’est le soleil qui te cache tantôt les unes, tantôt les autres, lorsqu’il recule un peu vers l’est de jour en jour. Orion ne marche pas ; Orion est lié à tout le reste, toujours, sur un pied, toujours suivant les Pléiades, toujours traînant Sirius. Et, comme il s’en va maintenant tous les matins, ainsi il glissera le long de l’année, bientôt roi du soir, bientôt dévoré par le soleil.

Aussi m’élevant jusqu’à l’ordre véritable, voilà que je regarde pardessus l’épaule du Chasseur Sauvage, par-dessus les frimas, les neiges et les glaçons. Je vois déjà le soleil remonter, les jours plus longs, la lumière tonique de Février, les giboulées, la vapeur printanière. Orion tourne maintenant la roue, comme les autres. Je vois un autre Été, enchaîné aussi à la roue, et qui commence maintenant pour d’autres hommes. Je le vois ; je le sens presque. Je le sens dans cet hiver même, auquel ma pensée le rattache. Voilà comment la science, en liant toutes choses, lie l’espoir à la crainte, et tempère le froid par le chaud. Cela ne veut pas dire que la douce chaleur de mon lit, où j’ai fui devant le sauvage Orion, n’y soit pas aussi pour quelque chose.

III

Notre époque, dans l’histoire des idées, sera celle des psychologues. Et la psychologie, tout manuel le dit et tout le monde le sait, consiste à s’observer soi-même. Nos collégiens s’y exercent dès leurs dix-huit ans ; dans le fait cela les ennuie assez, et ils aiment bien mieux les raisonnements assurés, comme ceux que l’on fait sur les mécaniques. Mais les romans les ramènent dans ces sentiers de rêverie, de paresse et de complaisance. Tous les romans sont psychologiques ; et les meilleurs sont tristes. Non pas tristes par les événements ; mais par ce rabâchage sur soi-même : « Est-ce que j’aime ? Est-ce que je hais ? Suis-je triste ou gai ? » Le Malade Imaginaire se découvre toujours quelque petit mal, qu’il augmente par l’attention. Mais nous avons des Malheureux Imaginaires, qui réussissent encore bien mieux à tomber dans la mélancolie. Pourquoi ? Parce que notre pensée n’est

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