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LES PROPOS D’ALAIN

point, et qu’il s’agit de la faire. Si on la laisse aller, ce n’est plus une pensée, c’est fantaisie, c’est folie. Bref, dès qu’on se contemple soi-même, c’est sottise que l’on contemple, c’est esclavage. Voilà pourquoi rien de notre pensée ne se laisse contempler sans tristesse, même le bonheur.

Je pense et je me regarde pensant, comme je regarderais un objet. Belle méthode pour penser ! Les idées s’enchaînent alors selon l’association, comme on dit ; je vais de rêve en rêve ; c’est un désordre, un tumulte, une incohérence. Naturellement ; car penser, c’est corriger, redresser, ordonner. Même s’il s’agit seulement de voir les choses, je ne m’en tiens jamais à ce qui se présente ; ce ne sont point des taches claires et obscures, de toutes couleurs ; c’est un chemin et ce sont des arbres. Encore bien mieux s’il s’agit de méditer sur des objets absents, par exemple sur le système planétaire ; alors tout se brouille naturellement ; par l’association des idées, toute la mythologie se met à danser ; des images reviennent, de ces vieilles cartes célestes où l’on voit des bonshommes dans les étoiles. Toute rêverie est par elle-même absurde. Il faut penser ; il faut tenir chaque planète sur sa piste ; il faut que les souvenirs s’ordonnent selon la vérité des choses ; c’est ainsi que se définit la fonction pensée ; il ne s’agit jamais d’observer ce qui est dans la pensée mais d’ordonner la pensée selon ce qui est dans les choses ; donc il ne faut jamais prendre les états d’âme comme tels ; il faut les faire et les refaire. Ou bien agir, ou bien dormir. Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.

Je prends Hercule comme le meilleur modèle du penseur : ce n’est point forcé ; ce n’est point paradoxe. Il faut penser des objets, afin de faire quelque changement utile dans le monde. Celui qui pense son ignorance ou son impuissance pense mal et est promptement puni par la tristesse. Mais penser la coopérative à laquelle on participe, c’est une vraie pensée d’Hercule tueur de monstres. Encore plus clairement pour les passions. Penser la tristesse c’est la redresser ; penser la haine c’est la redresser ; penser le désir c’est le redresser. Si tu prends ta bêche il faut bêcher la terre. Si tu prends ta pensée comme un outil, alors redresse-toi toi-même, pense bien. Le psychologue s’exerce à penser mal ; c’est un enfant qui grimace devant le miroir.

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