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LES PROPOS D’ALAIN

ami parfait est très peu raisonnable. Les rôdeurs savent bien qu’avec un peu de corne brûlée prise chez le maréchal ferrant, on séduit le plus prudent, le plus féroce et le mieux nourri des chiens ; il manque à ses devoirs de gardien ; il laissera assassiner son maître ; mais il aime son maître présent avant tout et plus que tout. Ce pouvoir absolu, et qui fait le bonheur de l’esclave, est bien doux à exercer. Peu d’hommes y résistent. On hait ou on craint le chien qu’on pourrait avoir ; on aime celui qu’on a. Par où l’on voit la merveilleuse puissance du plus petit mouvement d’amitié.

V

La fonction pensée consiste toujours à surmonter quelque chose. Juger est un beau mot, par son double sens : on juge que deux et deux font quatre ; on juge que l’envieux est méprisable. La profonde sagesse populaire qui se montre dans le langage nous conduit ici à une pensée lumineuse, c’est que juger c’est toujours décréter, légiférer, disposer les forces selon l’ordre humain, dresser l’animal, qui doit ici lécher les bottes.

Il y a une grande leçon dans la dureté du chasseur. Chacun sait que le chasseur aime son chien ; mais cet amour n’abdique jamais, il est dominateur. « Qui aime bien châtie bien ». Aussi voyez ; il y a de la cordialité entre le chien et l’homme ; même l’homme reconnaît bien la sagacité de cet instinct supérieur, qui va droit à la perdrix invisible ; et tout chasseur citera des traits de son chien. Mais comparez à la petite maîtresse qui fait des discours à son amour de chien ; elle se met à quatre pattes ; elle rend au chien un amour de chien. Le chasseur, par un sentiment sûr, reste debout ; il gouverne ; il frappe ; les mouvements de queue n’y font rien, ni l’aplatissement, ni l’attention si flatteuse, ni la fidélité à toute épreuve, ni le courage ; cette câlinerie animale ne retarde pas le coup de botte ; la bonne intention, le regret, le désespoir, la morne tristesse, toute l’éloquence des passions, tous les trésors du sentiment, tout cela est froidement plié, redressé, annulé par le Juge. Le Juge, c’est le chasseur.

Observez maintenant le chien lorsque, par permission spéciale, il est assis entre les jambes du chasseur au repos. Comme il est fier

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