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LES PROPOS D’ALAIN

d’avoir un maître si dur ! Comme il a bien trouvé là sa fin et sa place. Cette dignité de chien obéissant il ne la désire point comme il désire la soupe ou la chienne ; il aime pourtant son rôle de chien ; il aime cette puissance gouvernante pour laquelle il n’est qu’instrument. Ce rapport du chien à l’homme fait voir comment les passions s’attachent à l’ordre supérieur, et se satisfont mieux par cette contrainte que si elles retombaient dans leur nature.

Toutes les pensées naturelles sont comme des chiens. Il y a une manière de les aimer qui entraîne toute la pensée vers le plus bas. Par exemple un poète décadent ; il prend tout ce qui s’offre, impressions, images, suites de mots ; il regarde fleurir son cher moi ; il l’aime mal. Je dirais qu’il l’aime trop peu. Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j’en fais un arbre, et je passe. Cette colère je la nie ; cette envie je la réprime à coups de bottes. Cette mélancolie, je ne l’entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d’une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l’homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes. Et la religion, au sens ordinaire, n’est qu’abandon de soi aux jeux de la pensée, pressentiments, accablements, vagues espérances. On ne songe pas assez à ceci que la pensée, par l’attention, est la négation de tout cela ; toujours réplique de la volonté à la crainte et à l’espérance. Le bon paysan ne gémit pas sur les chardons ; il les coupe.

VI

Penser n’est pas croire. Peu de gens comprennent cela. Presque tous, et ceux-là même qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur ; et, si quelqu’un veut les leur enlever, ils sont prêts à mordre. Ils disent qu’ils ont une « curiosité passionnée » ; et, au lieu de dire : problème, ils disent énigme. Ils parlent de soulever le voile d’Isis, comme si c’était défendu, et comme s’ils devaient y trouver des jouissances miraculeuses. Aussi,