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LES PROPOS D’ALAIN

Un étranger qui entendrait cela crierait sans doute à ces pauvres marchandes de plaisir : « Songez donc au métier que vous faites, à ces brutes qui vous louent et vous vendent comme des outils ou des victuailles ; jugez tout cela ; brisez tout cela ; ensuite vous lèverez vos verres. » L’étranger ferait rire. Un étranger est toujours un peu ridicule, parce qu’il invoque des raisons contre la coutume. Nous ririons d’un homme qui tomberait de la lune, et voudrait peser notre politesse, notre justice, nos discours officiels, nos vertus, nos plaisirs et nos peines dans les balances de la Raison.

LXXVI

Le blé lève ; c’est le temps des corbeaux. On les voit de loin qui tirent de côté sur la tige verte, afin d’arracher le grain ; et ils mangent le tout. Il faudrait quelque mitrailleuse pour les arroser de plomb ; et encore apprendraient-ils bien vite à la reconnaître et à s’en garder, comme ils ont appris, d’après ce qu’on raconte, à distinguer un fusil d’un bâton. Je me rappelais, après cela, des observations de chasseurs d’où il résulte que les corbeaux comptent bien jusqu’à trois, mais non au delà ; et voici comment on l’a su. Deux chasseurs vont les tirer dans une île de la Loire ; l’un s’en va et l’autre reste ; les corbeaux ne reviennent pas ; le second s’en va, les corbeaux reviennent. S’il y a trois chasseurs, les corbeaux ne reviennent que lorsqu’ils ont vu les trois chasseurs s’en aller. Mais, au delà de trois, les corbeaux ne savent plus bien. Et toutes ces histoires sont peut-être arrangées, car les chasseurs sont poètes.

J’en étais là lorsque les corbeaux me donnèrent une autre leçon. Comme le vent s’était mis à souffler et à faire tournoyer les feuilles, les corbeaux s’enlevèrent dans la tempête, et semblèrent jouer avec les vagues de l’air, non sans maladresse, car le corbeau n’est pas un très bon voilier ; mais par cela même il est intéressant à observer. J’en vis un qui fut presque jeté par terre par quelque vent descendant ; tous se laissaient porter et enlever par le vent, sans remuer les ailes, et c’était un beau modèle de ce vol plané sans moteur dont on parle maintenant. Or j’ai bien remarqué que le corbeau se tient alors face au vent, et les ailes inclinées d’avant en arrière et largement étalées ;