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LES PROPOS D’ALAIN

mais en même temps il tient la masse de son corps aussi abaissée que possible, et les pattes pendantes, comme s’il était cloué par les ailes. Et on comprend bien pourquoi ; s’il voulait nager à la hauteur de ses ailes, il serait bientôt retourné et précipité, comme sont les feuilles, et comme sont nos aviateurs trop souvent. Cela me faisait voir, une fois de plus, que, dans l’oiseau mécanique, le moteur et l’aviateur sont trop en l’air, au niveau même des ailes, ce qui fait que l’appareil ne se redresse point en tombant ; tandis que le corbeau se tient tout entier autant qu’il peut au-dessous de ses ailes, comme s’il était dans la nacelle d’un parachute. Par ce moyen, dès que l’ensemble s’incline et commence à tomber, le corps, qui résiste moins contre l’air, tombe plus vite que les ailes et remet le tout en équilibre. Il faudrait donc aux aviateurs un corps mobile comme celui du corbeau, de façon qu’ils puissent laisser pendre aussi leurs pattes et tout leur poids dans les moments difficiles ; et je ne vois pas que cela soit impossible à réaliser, l’aviateur pouvant par mécanisie se mouvoir d’avant en arrière et de haut en bas par rapport à son appareil, ou bien mouvoir une masse placée au-dessous de lui et jouant le rôle de lest. Ce qui m’étonne c’est qu’ils n’essaient rien dans ce genre. Mais ils en sont à vendre ; et le Commerce l’emporte sur l’Industrie.

LXXVII

Ce qui distingue les socialistes de ce temps, c’est qu’ils sont historiens. « Après une société, une autre société ; après une machine, une autre machine ; après une justice, une autre justice. » Aussi se moquent-ils des radicaux, qui croient à une justice de tous les temps, qu’il faut planter et arroser où l’on se trouve. Or ces historiens supérieurs m’écrasent aisément par leur science, mais ils ne me feront point compter sur un progrès qui ferait un pas après l’autre, par la force propre d’une société dans son milieu ; je vois un progrès qui se fait et se défait d’instant en instant ; qui se fait par l’individu pensant et qui se défait par le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre.

En chacun de nous, d’abord. C’est une erreur de croire que l’on sait quelque chose ; on apprend, oui ; et, tant que l’on apprend, on