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LES PROPOS D’ALAIN

douleur que de celle d’autrui ; mais ce n’est pourtant pas une raison de l’estimer. On peut le plaindre, mais il faut l’enfermer.

J’ai connu un vieil officier qui vivait à la campagne, et qui avait fait noblement son métier ; blessé, prisonnier, s’évadant, comme tant d’autres ; il n’aimait pas la guerre. Il n’aimait pas non plus les tyrans, et il n’avait rien du tyran. Doux avec les petits, cordial et simple avec tous, insolent quelquefois, mais seulement à l’égard des puissances. Indulgent à bien des choses, mais d’une sévère probité. Voilà le vrai héros ; voilà celui que j’acclamerais ; mais il repousse l’acclamation ; il a cette pudeur, qui est la grâce du courage ; mon admiration se dirige là, comme l’aiguille au pôle. Mais je hais l’acteur tragique. Et il ne m’entre pas dans l’esprit que le héros sincère ait le droit de faire une gloire au comédien. Laissons au théâtre les larmes de théâtre. Régulus ! Le frivole Horace, dans le plus beau de ses poèmes, a bien saisi cette grandeur simple. On sait que Régulus, venu pour négocier à Rome l’échange des prisonniers, et sûr de périr dans les supplices s’il ne réussissait point, donna pourtant le conseil de refuser l’échange. « Il savait pourtant ce que le bourreau lui préparait ; néanmoins il écarta ses enfants et le peuple, et il s’en retourna comme un homme qui a jugé tout le jour au Forum, et qui pense à sa villa de Venafre ou de Tarente. »

Voilà le citoyen. Mais le soldat est tout autre. Il y a un esprit soldat, qui se pardonne tout, qui se permet tout, pour qui les lois, la justice, les travaux de la paix, les vertus simples ne comptent plus, parce qu’il a méprisé la mort. C’est élever trop haut un sentiment que chacun doit finalement former, qu’il s’y prenne comme il pourra. Et le difficile et le beau, dans ce tournant, c’est de ne point jouer sa propre vie avec celle des autres comme un joueur jette les pièces d’or ; c’est de supporter l’ordre qui va péniblement, poussé par des héros inconnus ; c’est de permettre que les autres vivent, et qu’enfin les hommes consentent à piocher et à bêcher quand la colère est si belle. On a trop dit que la guerre est difficile, que la fureur est difficile. C’est la paix qui est difficile. Et nous mourrons tous.