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LES PROPOS D’ALAIN

CXXI

Comme quelques-uns des bons amis avec qui je me trouvais glissaient à parler sévèrement des mœurs et des institutions, je leur dis : « Il y a vingt-cinq ans à peine que j’observe ce monde des hommes autour de moi. Or, dans ce temps si court, j’ai vu un changement admirable et continu, dans les mœurs et dans les lois, toujours vers la justice. Si l’on rappelait ce que la République a fait pour égaliser les droits et protéger ceux qui travaillent, vous seriez émerveillés. Les mœurs ont précédé ce progrès, mais ce progrès a son tour a changé les mœurs, et nous a tous rendus, à mesure que nous sommes plus justes, plus scrupuleux sur la justice. À vingt ans j’espérais moins. »

« C’est bien parlé, dit un homme d’âge ; voilà comme il faut être ; et tant pis si ce n’est pas tout à fait vrai. La joie crée et pousse ; la tristesse ne fait rien. »

« Et puis, dit un autre, la tristesse c’est trop facile ; le dénigrement, c’est trop facile. C’est la pente. Remontons la pente. »

« Mais enfin, dit l’homme d’âge, admettons que la justice établisse peu à peu son règne. Je crois que c’est vrai ; réellement en pensant à toutes ces lois d’assurance, de prévoyance, de protection, qui sont maintenant dans la coutume, je crois que c’est vrai. Mais la justice n’est pas tout. Je vois deux courants d’idées, l’un qui tend à assurer la justice, l’autre qui veut conserver la nation. Je vois le nationalisme bien fort chez d’autres, trop faible chez nous. La démocratie ne serait-elle pas en train de se détruire elle-même, par un trop grand amour de la justice ? Et cela affaiblirait enfin la justice. En haut, en bas, comme disait Héraclite ; et tout va par rythme. »

« Je voudrais savoir, dit là-dessus un homme raisonnable, si l’amour de la justice et l’amour de la patrie sont réellement en antagonisme. Car enfin, dans l’histoire de l’Europe, je vois que l’explosion du sentiment national en France s’est manifestée en même temps qu’une explosion de justice en quelque sorte. Les deux sentiments pourraient bien être liés. Car pour quoi se bat-on le mieux, sinon pour la justice ? Et qui a fait ensuite l’unité nationale allemande, sinon une révolte contre la force Française, née de la justice et oublieuse de la justice ?