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LES PROPOS D’ALAIN

ne voulez pas tuer une femme pour cette seule raison qu’elle n’aura point de bonheur à vous voir » et qui répondrait : « Je vous le dirai quand je serai amoureux. » Cette soumission aux passions est une très vieille chose, fille de la guerre, et mère de la guerre.

Il y a une autre idée, plus jeune, qui est fille d’Industrie, c’est que l’homme peut changer par volonté le cours des fleuves et la marche de la peste. Dans le fait, depuis la première brouette, que de destins en déroute ! Que de Sibylles rusées ont répondu : « Il arrivera ce que tu voudras. » Mais en vain. La grande idée des Sages, que l’on peut lutter contre les passions, est encore méprisée. Nous en sommes à la prédestination et aux desseins de Dieu, même sans croire à Dieu. L’Histoire nourrit cette pensée de Caraïbe ; car, puisque cette guerre est inévitable à nos yeux parce qu’elle est dans le passé, nous voulons penser qu’elle était inévitable déjà quand elle était encore à venir. Ce sophisme a de la puissance. Je compte que les vraies sciences, les jeux, l’entraînement, l’hygiène et une morale virile conduiront les hommes à se garder de la peur et de la colère, et à dresser leur corps comme ils ont dressé les chiens et les chevaux. « Je crois en moi », voilà une belle prière, qui chassera la Guerre après avoir chassé les Dieux.

CXXIII

« On ne juge point sa propre mère ; on ne juge point sa propre patrie. Un Français n’a jamais raison contre la France. » Phrases que j’ai lues et entendues partout après le discours de Jaurès. Formules creuses, régal des sots. Sous des propositions de ce genre il n’y a aucune idée que l’on puisse saisir. Que l’on aime sa patrie par mouvement instinctif, comme on aime une mère, et non par des raisons, je l’accorde bien volontiers. Et si je laisse courir les sentiments, j’aurai bientôt trouvé, pour l’Allemand querelleur et un peu matamore, quelque réponse digne de Léonidas, ou bien de Cambronne. Nous sommes quelques millions comme cela. Mais ce que je sais bien aussi, ce que je sens, ce que je vois comme je vois le jour, c’est que tous ceux qui voudraient tyranniser chez nous, tous ceux qui rêvent je ne sais quelle restauration et je ne sais quel Ordre Moral jouent de ce sentiment, qu’ils connaissent bien, comme d’un dernier atout. « Si ce