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LES PROPOS D’ALAIN

peuple suivait sa colère, on pourrait enfin le gouverner. » Et nous voyons déjà qu’un mouvement de fureur aveugle, auquel le président de la Chambre n’a pas résisté, s’est élevé contre le discours d’un homme libre. Ce Coup d’État sera compris, je l’espère ; et les citoyens verront, par cet exemple, qu’il ne faut point adorer les passions. Il faut régler les passions, il faut peser, il faut penser. Nous avons la garde de la Pensée Française et de la Liberté Française, fonctions honorées et respectées dans le monde.

Et quand on demande où est la Pensée Française, où elle s’exprime, à quoi on la reconnaît, je réponds qu’elle est partout, diffuse partout, dans les livres, dans les discours, dans toute action, dans tout travail, dans tout geste autour de nous ; jusque dans les villes, jusque dans les champs ; dans l’air aussi et dans le ciel, car les choses que l’on voit forment aussi les pensées. Chacun de nous, auteur ou lecteur, orateur ou auditeur, architecte ou maçon, chacun de nous a la Pensée Française en garde. Pourquoi Barrès plutôt que Jaurès ? Parce que Barrès le dit et le chante : « je suis Français ; je veux être Français ; sentir en Français ; parler en Français ». Je n’écoute pas ces déclarations. Qu’il soit lui-même, qu’il pense selon sa terre, selon ses parents, selon sa culture, et ce sera un éclair de Pensée Française. Mais il n’y a pas ici de privilège. Jaurès aussi est un arbre de chez nous. Il y a des chênes et des roseaux, des plateaux et des vallées, des prés, des champs et des bois ; et tout cela c’est la Patrie.

Ce serait une Patrie sans tête, qu’une Patrie qui n’hésiterait jamais, qui ne délibérerait jamais, qui ne s’avertirait jamais elle-même. Ou bien allez-vous soutenir que seuls les intérêts de France sont Français, que seules les passions de France sont Françaises, et que les idées de France ne sont pas Françaises ? Notre plus belle parure au contraire ; et, pensez-y bien, nos plus fortes armes, car c’est la tête qui est militaire. La passion n’est que violence, et ce n’est pas la même chose. On conte qu’à Waterloo on vit un cavalier sans tête qui galopait encore contre l’ennemi ; mais il n’alla pas loin.

CXXIV

Il faut penser à la question d’Alsace-Lorraine, qui domine réellement toute notre politique. Et l’on n’y pense pas quand en veut ; le