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LES PROPOS D’ALAIN

des animaux, avait avec cela les idées d’un Père de l’Église. Il y a toujours eu, et sans doute il y aura toujours deux espèces de savants, ceux qui aiment les Idées et ceux qui haïssent les Idées.

Les premiers, qu’il faut appeler Idéalistes, cherchent à se représenter clairement l’ordre, la dépendance, l’enchaînement des faits ; d’où vient qu’ils interprètent hardiment l’expérience. Un Kant, un Laplace, tentent de se dessiner à eux-mêmes, selon les notions les plus claires de la mécanique, l’origine du système solaire. Avant eux Descartes s’était essayé à faire tourbillonner la matière, non pas arbitrairement, mais d’après ce qu’il savait des lois du mouvement, afin d’expliquer tant bien que mal comment la terre, l’air, les astres, la lumière étaient possibles. Au XIXe siècle, l’allemand Helmholtz, connu d’ailleurs par ses merveilleuses recherches d’acoustique et d’optique, a fait d’aventureux calculs sur le passé et l’avenir de la chaleur solaire. Lamarck et Darwin sont des esprits de la même famille.

Lamarck a essayé de se représenter comment les animaux ont pu se perfectionner peu à peu par l’exercice, devenir de plus habiles chasseurs, coureurs, nageurs, et transmettre à leurs descendants, chacun, le tout petit avantage qu’ils avaient conquis, de façon que les organismes se sont transformés peu a peu, selon le milieu où ils se trouvaient et la nourriture qu’ils devaient chercher ou poursuivre.

Darwin, esprit encore plus positif peut-être, mais non moins hardi, a conçu l’histoire des animaux comme une bataille sans fin, dans laquelle les moins adroits et les moins vigoureux ont succombé, ce qui fait que ceux qui étaient nés, par hasard, un peu mieux constitués que les autres pour le milieu où ils se trouvaient, ont été les seuls à survivre et à se reproduire.

Des constructions de ce genre, qui dépassent de bien loin notre expérience actuelle, ne peuvent jamais être rigoureusement prouvées. Même elles ne vont pas toujours sans erreurs. Toujours est-il que la raison s’y exerce, ce qui est d’abord la source d’un plaisir supérieur, et ce qui permet, ensuite, de concevoir les plus grandes espérances ; tout homme serait capable, si on l’instruit, de se construire un Idéal, et de se conduire d’après cela. Car, refaire le passé au moyen d’hypothèses simples et claires, ou concevoir un avenir plus juste, c’est toujours la même fonction.

Mais l’autre espèce de savant, l’Empiriste, méprise les constructions théoriques de ce genre. Il veut tenir la vérité dans sa main ; ce sera une pierre, un os, une feuille ; et ne pas voir au delà. C’est pourquoi