Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

ils s’irritent dès qu’on leur propose une conception plus claire qu’une autre, ou meilleure qu’une autre, un Transformisme, par exemple, ou un Socialisme. Ils disent que ce sont là des jeux de poète. En quoi ils sont, à ce qu’il me semble, très injustes, car les fictions vont contre l’expérience, tandis que les théories se conforment aux règles les plus certaines tirées de l’expérience. En bref, ces ennemis des Idées se trouvent enfin sans règle, sans raison, sans morale, sans Idéal sur cette planète. D’où il résulte qu’ils ont terriblement peur de l’avenir et du suffrage universel ; aussi voyons-nous, qu’ils s’attachent aux traditions et se jettent dans les bras de l’Église, s’ils n’y sont déjà. Tout scepticisme mène à Rome.

XIV

On lit souvent que chacun ne pense qu’à soi, ne vit que pour soi, n’aime que soi. Pourtant on trouve des sauveteurs et des guerriers autant qu’il en faut. Cela laisse croire que ce développement si connu sur l’égoïsme universel est bien loin d’aller au fond des choses. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette idée de l’amour de soi, qui donne lieu à tant de remarques piquantes, est une des plus confuses que l’on rencontre.

Qui donc est content de soi ? Qui donc s’aime réellement lui-même ? Je vois que la plupart imitent le voisin, non seulement pour le costume, mais pour les opinions, pour les vertus, pour les vices. Et beaucoup s’exposeraient à la mort pour échapper au ridicule, ce qui fait bien voir que le blâme des autres nous pique comme une flèche. Et l’on expliquera aisément que c’est par prudence, attendu que celui qui ne se fait pas respecter d’abord en paroles sera bientôt frappé et dépouillé. Mais cette explication aussi est superficielle peut-être. L’opinion d’autrui nous atteint immédiatement, même s’il s’agit d’un petit ridicule, et d’une moquerie évidemment sans portée. C’est du premier mouvement que nous bondissons ; avec un peu de réflexion, au contraire, nous resterions tranquilles. Donc nous sommes ainsi faits, il me semble, que nous sentons par le sentiment d’autrui, et que notre Moine ne se suffit jamais à lui-même, ne se soutient jamais par lui-même.