Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/133

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leurs pas. Don Abbondio, tout à son affaire d’écriture, ne prenait pas garde à autre chose. Au frottement des quatre pieds, Renzo saisit un bras de Lucia, le serra pour qu’elle prît courage, et s’avança la traînant après lui toute tremblante ; car, d’elle-même, elle n’eût pu venir. Ils entrèrent tout doucement, sur la pointe du pied, retenant leur haleine, et se cachèrent derrière les deux frères. Cependant, don Abbondio, ayant fini d’écrire, relut attentivement, sans lever les yeux de dessus le papier, plia la feuille en quatre en disant : « Serez-vous content cette fois ? » et, prenant d’une main sur son nez ses lunettes, de l’autre il présenta le papier à Tonio, en relevant la tête. Tonio, en même temps qu’il tendait la main pour prendre le papier, se retira d’un côté ; Gervaso, sur un signe qu’il lui fit, se retira de l’autre, et, au milieu, comme par la subite division d’une décoration de théâtre, apparurent Renzo et Lucia. Don Abbondio vit confusément d’abord, vit clair ensuite, s’effraya, s’étonna, se courrouça, réfléchit, prit une résolution ; tout cela dans le temps que Renzo mit à prononcer les mots : « Monsieur le curé, en présence de ces témoins, voici ma femme. » Ses lèvres n’étaient pas encore revenues au repos, que don Abbondio, laissant tomber le papier, avait déjà empoigné de la main gauche et soulevé la lampe, saisi de la droite et tiré violemment à lui le tapis qui couvrait la table, jetant à terre livre, papier, écritoire et sablier, et que, d’un bond fait sur lui-même entre la table et le fauteuil, il s’était rapproché de Lucia. La pauvre fille, avec sa voix douce et dans ce moment toute tremblante, avait à peine pu dire : « Et voici » que don Abbondio lui avait incivilement jeté le tapis sur la tête et la figure, pour l’empêcher d’achever la formule. Et tout aussitôt, laissant tomber la lampe qu’il tenait de l’autre main, il se servit des deux ensemble pour la coiffer du tapis, si bien qu’il l’étouffait presque. En même temps, il criait de toute sa force de ses poumons : « Perpetua ! Perpetua ! à la trahison ! au secours ! » Le lumignon, mourant sur le plancher, jetait une lumière pâle et vacillante sur Lucia, qui, tout à fait égarée, ne cherchait pas même à se dégager, et pouvait être prise pour une statue ébauchée en terre glaise, sur laquelle l’artiste a jeté un linge humide. Toute lumière ayant enfin cessé, don Abbondio laissa la pauvre fille, et alla cherchant à tâtons la porte qui donnait dans une chambre plus reculée, la trouva, entra dans cette chambre, se ferma dedans, sans cesser de crier : « Perpetua ! à la trahison ! au secours ! Sortez de cette maison ! Sortez de chez moi ! » Dans l’autre pièce, tout était désordre et confusion ; Renzo, tâchant d’arrêter le curé, et ramant de ses mains comme s’il jouait à colin-maillard, était arrivé à la porte et frappait en criant : « Ouvrez, ouvrez, ne faites pas de tapage. » Lucia appelait Renzo d’une voix défaillante, et disait d’un ton de prière : « Allons-nous-en, allons-nous-en, pour l’amour de Dieu. » Tonio, à quatre pattes, balayait de ses mains le plancher, pour ravoir, s’il pouvait, sa quittance. Gervaso, mourant de peur, criait, sautait au hasard, cherchant la porte de l’escalier pour se sauver.

Au milieu de cette scène si étrangement agitée, nous ne saurions ne pas nous arrêter un moment à faire une remarque. Renzo, qui portait le trouble nuitamment dans la maison d’autrui, qui s’y était introduit par une manœuvre furtive,