Aller au contenu

Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/141

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

aurait honte pour le pays si tout coquin pouvait impunément venir en emporter les femmes, comme le milan emporte les petits poulets de dessus une aire déserte. Nouvelle délibération et plus tumultueuse encore : mais l’un d’eux (et l’on n’a jamais bien su qui c’était) jeta parmi la troupe le bruit qu’Agnese et Lucia s’étaient mises en sûreté dans une maison. Ce bruit courut rapidement, obtint créance ; on ne parla plus de donner la chasse aux fugitifs, et la troupe s’éparpilla, chacun retournant à sa demeure. Ce ne fut alors que mélange confus de voix, mouvement bruyant dans tout le village : des portes où l’on frappait et qui s’ouvraient, des lampes qui paraissaient et disparaissaient, les questions des femmes par la fenêtre, les réponses données de la rue. Puis, lorsque celle-ci redevint déserte et calme, les discours continuèrent à l’intérieur des maisons, et moururent dans les bâillements, pour recommencer au matin. Il n’y eut cependant point d’autres événements, si ce n’est que ce matin même, le consul étant dans son champ, le menton dans l’une de ses mains, le coude appuyé sur le manche de sa bêche à demi enfoncée en terre, et le pied levé sur le fer de l’instrument, ce consul étant, dis-je, à réfléchir sur les mystères de la nuit passée et sur la raison composée de ce qu’il avait charge et de ce qu’il lui convenait de faire, vit venir à lui deux hommes de très-robuste apparence, chevelus comme deux rois des Francs de la première race, et fort ressemblants d’ailleurs à ces deux individus qui cinq jours auparavant s’étaient trouvés sur les pas de don Abbondio, si ce n’étaient les mêmes. Ces hommes, d’une manière encore moins cérémonieuse, signifièrent au consul qu’il eût à se bien garder de faire aucune déposition au podestat du fait advenu, de dire la vérité s’il était interrogé sur ce fait, d’en causer, d’y faire causer les villageois, le tout en tant qu’il tiendrait à l’espérance de mourir de maladie.

Nos pauvres fugitifs marchèrent quelque temps d’un pas rapide en silence, se retournant, tantôt l’un, tantôt l’autre, pour regarder si personne ne les poursuivait, souffrant tout à la fois par la fatigue de leur fuite, par leur anxiété durant la chanceuse entreprise, par le chagrin de la voir manquée, par l’appréhension confuse du nouveau danger qui venait obscurément se présenter. Le sentiment de leur peine était rendu plus pénétrant encore par ce bruit continuel des coups pressés de la cloche qui, s’ils devenaient dans l’éloignement plus faibles et moins distincts, semblaient par cela même prendre je ne sais quoi de plus lugubre et de plus sinistre. Enfin la cloche se tut. Se trouvant alors dans un champ où il n’y avait nulle habitation, n’entendant aucun bruit autour d’eux,