Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/148

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mité qu’il y trouve ; l’air lui semble pesant et mort ; il entre avec tristesse et distraction dans les villes bruyantes ; ces maisons jointes à des maisons, ces rues aboutissant à des rues, lui semblent un obstacle à sa respiration ; et, devant les édifices que l’étranger admire, il pense, avec un désir inquiet, au petit champ, à la petite maison de son pays, que, depuis longtemps, il convoite et qu’il achètera lorsqu’il reviendra nanti de fonds à ses montagnes.

Mais que dire de celle qui n’avait jamais porté, au-delà de ces lieux mêmes, un désir fugitif, dont tous les projets d’avenir y étaient concentrés, et qui en est tout à coup jetée au loin par une force perverse ? Que dire de ce qu’elle ressent, lorsque, tout à la fois arrachée à ses plus chères habitudes et à ses plus douces espérances, elle abandonne les montagnes qu’elle aime, pour aller chercher des personnes inconnues qu’elle n’a jamais désiré de connaître, et lorsqu’elle ne peut même entrevoir le moment fixé pour son retour ? Adieu cette maison où elle est née, où, assise et occupée d’une pensée qui se cachait au fond de son âme, elle apprit à distinguer de tous les autres pas un pas attendu dans une mystérieuse crainte ! Adieu cette maison encore étrangère, cette maison sur laquelle tant de fois, en passant, elle avait jeté un regard à la dérobée et non sans rougir ; où son imagination se plaisait à se représenter le séjour tranquille et perpétuel d’une épouse ! Adieu cette église où son âme jouit tant de fois de sa sérénité, en chantant les louanges du Seigneur ; où une cérémonie avait été promise et préparée ; où le soupir secret du cœur devait être solennellement béni, l’amour être commandé et s’appeler saint ; adieu ! Celui qui vous donnait tant de charmes est partout, et il ne trouble jamais la joie de ses enfants que pour leur en préparer une plus grande et plus sûre.

Telle était la nature des pensées, si ce n’étaient les pensées mêmes, de Lucia, peu différentes de celles des deux autres voyageurs, pendant que la barque les rapprochait de la rive droite de l’Adda.