Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/157

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de son titre lui faisait voir ses biens comme à peine suffisants, trop médiocres même, pour soutenir la dignité de cette qualification ; et tout son souci était, autant que cela pouvait dépendre de lui, de les maintenir au moins tels qu’ils étaient et sans division, à perpétuité. L’histoire ne dit pas expressément combien il avait d’enfants ; elle fait seulement entendre qu’il avait destiné au cloître tous les cadets de l’un et de l’autre sexe, pour laisser sa fortune intacte à l’aîné, destiné lui-même à conserver la famille, c’est-à-dire à procréer des enfants pour se tourmenter et les tourmenter de la même manière. L’infortunée dont nous parlons était encore cachée dans le sein de sa mère, et déjà sa condition était irrévocablement arrêtée. Il restait seulement à décider si ce serait un moine ou une nonne ; décision pour laquelle on avait besoin, non de son consentement, mais de sa présence. Lorsqu’elle vint au jour, le prince son père, voulant lui donner un nom qui réveillât immédiatement l’idée du cloître et qui eût été porté par une sainte de haut lignage, la nomma Gertrude. Des poupées vêtues en religieuse furent les premiers jouets que l’on mit dans ses mains, puis des images représentant des religieuses ; et ces cadeaux étaient toujours accompagnés de grandes recommandations d’en avoir bien soin, comme de choses précieuses, et en ajoutant cette interrogation affirmative : « C’est beau, n’est-ce pas ? » Quand le prince, ou la princesse, ou le jeune prince, qui seul des enfants mâles était élevé dans la maison, voulaient louer la mine de prospérité de la petite fille, il semblait qu’ils ne trouvassent d’autre moyen de bien exprimer leur pensée que par ces mots : « Quelle mère abbesse[1] ! » Personne cependant ne lui disait jamais directement : Tu dois te faire religieuse. C’était une idée sous-entendue et touchée incidemment dans chaque discours qui avait trait à ses destinées futures. Si quelquefois la petite Gertrude se montrait un peu arrogante et d’humeur impérieuse, ce à quoi son caractère était fort enclin : « Ces airs-là, lui disait-on, ne conviennent pas à une petite fille comme toi ; quand tu seras abbesse, tu commanderas à la baguette, tu feras haut et bas à ta guise. » D’autres fois, le prince la reprenant sur certaines manières trop libres et trop familières, auxquelles elle était pareillement disposée : « Eh ! eh ! lui disait-il, ce ne sont pas là les façons d’une personne de ton rang ; si tu veux qu’un jour on te porte le respect qui te sera dû, apprends dès à présent à garder plus de maintien ; souviens-toi que tu dois être en tout la première du monastère, parce qu’on porte son sang partout où l’on va. »

Tous ces mots de même genre gravaient dans l’esprit de la petite fille l’idée qu’elle devait être religieuse ; mais ceux qui sortaient de la bouche de son père faisaient plus d’effet que tous les autres ensemble. Le maintien du prince était habituellement celui d’un maître sévère ; mais, lorsqu’il s’agissait de l’état futur de ses enfants, son visage et chacune de ses paroles respiraient une immobilité de résolution, une jalousie ombrageuse de commandement qui imprimait le sentiment d’une nécessité fatale.

  1. C’est une locution usitée familièrement en Italie à l’égard des personnes qui ont de l’embonpoint et un air de bonne santé. (N. du T.)