Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/160

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objets présents ; là elle accueillait certains personnages étrangement composés des souvenirs confus de son enfance, du peu qu’elle avait pu voir du monde extérieur, de ce qu’elle avait appris dans la conversation de ses compagnes ; elle s’entretenait avec eux, leur parlait et se répondait en leur nom ; là elle donnait des ordres et recevait des hommages de toute sorte. De temps en temps, les pensées de la religion venaient troubler ces fêtes brillantes et laborieuses. Mais la religion telle qu’elle avait été enseignée à notre pauvre pensionnaire, et telle qu’elle l’avait comprise, ne proscrivait pas l’orgueil ; elle le sanctifiait au contraire, et le proposait comme un moyen pour obtenir une félicité terrestre. Ainsi privée de son essence, ce n’était plus la religion, mais une ombre fantastique comme les autres. Dans les intervalles où celle-ci prenait la première place et se grandissait dans l’imagination de Gertrude, l’infortunée, saisie de terreurs confuses et touchée d’une idée non moins confuse de devoirs, se persuadait que sa répugnance pour le cloître et sa résistance aux insinuations de ses parents dans le choix d’un état étaient une faute ; et elle promettait dans son cœur de l’expier en s’enfermant dans le cloître volontairement.

La loi voulait qu’une jeune fille ne pût prendre le voile avant d’avoir été examinée par un ecclésiastique, appelé le vicaire des religieuses, ou par quelque autre et spécialement délégué, afin de s’assurer qu’elle choisissait librement cet état, et cet examen ne pouvait avoir lieu qu’un an après qu’elle avait exposé ce désir à ce vicaire dans une demande par écrit. Ces religieuses, qui s’étaient donné la triste tâche d’amener Gertrude à se lier pour toujours avec la moindre connaissance possible de ce qu’elle faisait, profitèrent de l’un des moments dont nous venons de parler pour lui faire copier et signer cette demande ; et, afin de l’y induire plus facilement, elles ne manquèrent de lui dire et lui redire qu’après tout ce n’était qu’une formalité pure et simple, dont la valeur (et ceci était vrai) demeurait toute subordonnée à d’autres actes postérieurs qui dépendraient de sa volonté. Toutefois, la demande n’était peut-être pas encore arrivée à sa destination, que Gertrude s’était déjà repentie d’y avoir mis sa signature. Elle se repentait ensuite de s’être repentie, passant ainsi les jours et les mois dans une continuelle alternative de sentiments contraires. Elle tint longtemps cachée à ses compagnes la démarche qu’elle avait faite, tantôt par la crainte d’exposer aux contradictions et aux censures une bonne résolution, tantôt par la honte de révéler une sottise. Le désir enfin l’emporta de soulager son cœur, d’aller en quête de conseils et de courage. Il existait une autre loi, d’après laquelle une jeune fille ne pouvait être admise à cet examen de la vocation qu’après être restée au moins un mois hors du monastère où elle avait été élevée. L’année s’était écoulée depuis l’envoi de la demande, et Gertrude fut avertie que, sous peu, elle sortirait du couvent et serait menée à la maison paternelle pour y passer ce mois et faire tout ce qu’exigeait, selon les règles, l’achèvement de l’œuvre qu’elle avait de fait commencée. Le prince et la famille tenaient tout cela pour certain, comme si déjà c’était fait ; mais toute autre était la pensée de la jeune fille. Au lieu de songer à remplir de nouvelles for-