Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/222

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étendant ses mains et les balançant lentement hors des portières, pour demander un peu de place, tantôt en les baissant d’un air gracieux pour solliciter un peu de silence. Lorsqu’il en avait obtenu quelque peu, ceux qui étaient le plus près de lui entendaient et répétaient ses paroles : « Du pain ; l’abondance ; je viens faire justice ; un peu de place, s’il vous plaît. » Puis n’en pouvant plus et comme suffoqué par le vacarme de tant de voix, par la vue de tant de visages l’un à côté de l’autre, de tant de regards fixés sur lui, il se retirait un moment en arrière, gonflait ses joues, soufflait bien fort et disait en lui-même : — Por mi vida, que de gente[1] !

« Vive Ferrer ! Ne craignez rien. Vous êtes un brave homme, vous. Du pain, du pain !

— Oui ; du pain, du pain, répondait Ferrer ; l’abondance, c’est moi qui le promets, et il posait la main sur son cœur.

— Un peu de place, ajoutait-il aussitôt ; je viens pour le mener en prison, pour lui appliquer le châtiment qu’il mérite ; et il ajoutait tout bas : « Si es culpable[2]. » Puis, se penchant en avant vers le cocher, il lui disait rapidement : « Adelante, Pedro, se puedes[3]. »

Le cocher souriait lui-même à la multitude, avec une grâce affectueuse, comme aurait fait un grand personnage ; et, d’un air d’ineffable politesse, il portait bien doucement son fouet à droite et à gauche pour demander à ses incommodes voisins de se serrer, de se ranger un peu : « S’il vous plaît, messieurs, disait-il aussi, un peu de place, un petit peu ; tout ce qu’il en faut pour passer. »

Cependant les plus actifs du parti des bienveillants travaillaient de leur mieux à faire ouvrir ce passage demandé avec tant de courtoisie. Quelques-uns, à la tête des chevaux, faisaient ranger le monde par des paroles tout engageantes, en mettant leur main sur la poitrine de ceux qu’ils avaient devant eux et les poussant avec douceur : « Là, là, messieurs, retirez-vous un peu ; un peu de place. » D’autres en faisaient de même sur les côtés de la voiture, pour qu’elle pût avancer sans rogner des pieds ni aplatir des moustaches ; ce qui, en outre du mal des personnes atteintes, aurait grandement compromis la faveur avec laquelle on accueillait Antonio Ferrer.

Renzo, après avoir, pendant quelques moments, considéré avec complaisance cette noble vieillesse, un peu troublée par l’inquiétude, fatiguée par la peine du jour, mais animée par le désir, embellie, pour ainsi dire, par l’espérance d’arracher un homme à de mortelles angoisses, Renzo, dis-je, mit de côté toute idée de retraite et résolut d’assister Ferrer, de ne pas l’abandonner jusqu’à ce que le but fût atteint. Donnant suite aussitôt à cette détermination, il se mit avec les autres à faire faire place et n’était certes pas l’un des moins actifs. Le passage s’ouvrit enfin : « Avancez, avancez, » disaient plusieurs de ces hommes au cocher, en se rangeant de côté ou en passant devant pour ouvrir la voie un

  1. Par ma vie, que de monde ! (le texte est espagnol). (N. du T.)
  2. S’il est coupable.
  3. Avance, Pedro, si tu peux.