Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/223

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peu plus loin. « Adelante, presto, con juicio[1], » lui dit aussi son maître, et le carrosse se mit en mouvement. Ferrer, au milieu des saluts qu’il prodiguait au public en masse, en avait de particuliers qu’il faisait en signe de remercîment, et avec un sourire d’intelligence, à ceux qu’il voyait travailler pour lui ; et plus d’un de ces sourires échut en partage à Renzo, qui véritablement les méritait et servait mieux dans ce jour le grand chancelier que ne l’aurait fait le plus habile de ses secrétaires. Le jeune montagnard, charmé de tant de bonne grâce, se croyait en quelque sorte devenu l’ami d’Antonio Ferrer.

La voiture, une fois en train, poursuivit ensuite sa marche plus ou moins lentement, et non sans quelques autres petites pauses. Le trajet n’était guère que d’une portée de fusil ; mais, par le temps qu’il fallut y mettre, il aurait pu sembler un petit voyage, même à qui n’aurait pas eu la sainte hâte de Ferrer. Le peuple s’agitait en avant et en arrière, à droite et à gauche de la voiture, comme les vagues moutonnées autour d’un navire qui vogue au fort de la tempête ; et le bruit de la tempête est moins perçant, moins discordant, moins assourdissant que celui qui se faisait entendre. Ferrer, regardant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, se composant et gesticulant tout à la fois, cherchait à saisir quelque chose de ce qui se disait, pour arranger ses réponses en conséquence ; il voulait de son mieux faire un peu de colloque avec cette troupe d’amis qui l’entourait ; mais la chose était difficile, la plus difficile peut-être qu’il eût encore rencontrée depuis tant d’années qu’il occupait sa grande chancellerie. De temps à autre cependant, quelque mot, quelque phrase même, répétée par un groupe à son passage, arrivait à ses oreilles, comme l’éclat d’une fusée plus forte se fait distinguer parmi les milliers d’éclats d’un feu d’artifice. S’ingéniant pour répondre à ces cris d’une manière satisfaisante, ou bien disant au hasard, mais sans crainte d’erreur, les mots qu’il savait devoir être les mieux reçus ou que quelque nécessité subite semblait réclamer, il ne cessa lui-même de parler tout le long du chemin. « Oui, messieurs ; du pain, l’abondance. Je le mènerai en prison ; il sera châtié Si es culpable[2]. Oui, oui, ce sera moi qui commanderai ; le pain à bon marché. Asi es[3]… C’est ainsi, veux-je dire ; le roi notre seigneur n’entend pas que ses fidèles sujets pâtissent de la faim. Ox ! ox ! guardaos[4] ; ne vous faites pas de mal, messieurs. Pedro, adelante con juicio[5]. L’abondance, l’abondance. Un peu de place, je vous en supplie. Du pain, du pain. En prison, en prison. Quoi ? » demandait-il ensuite à l’un d’eux qui s’était jeté de la moitié du corps en dedans de la portière, pour hurler quelque chose à ses oreilles, un conseil peut-être, un applaudissement, une prière. Mais celui-ci, avant même d’avoir pu recueillir ce quoi, avait été saisi à deux mains et retiré par un autre qui le voyait prêt à être moulu sous la roue. Avec cet échange bien ou mal ordonné de mots criés et de

  1. Avance, vite, avec précaution.
  2. S’il est coupable.
  3. C’est ainsi.
  4. Eh ! eh ! prenez garde.
  5. Pedro, avance avec précaution.