quelle tour de Babel pour les discours. L’un débitait avec emphase le récit des événements particuliers qu’il avait vus ; l’autre racontait ce qu’il avait fait lui-même ; celui-ci se félicitait de ce que la chose avait bien fini, louait Ferrer, et pronostiquait du sérieux pour le vicaire ; celui-là, souriant d’un air malin, disait : « Ne craignez rien, ils ne le tueront pas ; les loups ne se mangent pas entre eux. » Un autre, avec plus d’humeur, soutenait, en murmurant, que les choses n’avaient pas été bien faites, que c’était une tromperie, et qu’il y avait eu folie à faire tant de tapage pour se laisser ensuite duper de cette façon.
Cependant, le soleil s’était couché ; les objets prenaient tous la même teinte ; et nombre de ces gens, fatigués des travaux de la journée et ennuyés de jaser dans l’obscurité, reprenaient le chemin du logis. Notre jeune homme, après avoir aidé au passage de la voiture tant qu’elle en avait eu besoin, et avoir passé lui-même à sa suite entre les rangs des soldats comme en triomphe, se réjouit lorsqu’il la vit s’éloigner librement et hors de danger : il fit un peu de chemin avec la foule, et la quitta à la première rue de traverse qui se présenta pour respirer, lui aussi, un peu à l’aise. Lorsqu’il eut fait quelques pas ainsi au large, mais dans l’agitation de tant de sentiments qu’il venait d’éprouver, de tant d’images récentes et confuses qui se présentaient à son esprit, il se sentit un grand besoin de nourriture et de repos, et se mit à regarder en haut, des deux côtés de la rue, cherchant une enseigne d’hôtellerie ; car il était trop tard pour aller au couvent des capucins. Marchant ainsi la tête en l’air, il alla donner dans un groupe, et, s’étant arrêté, il entendit qu’on y parlait de conjectures, de projets pour le lendemain. Après avoir écouté quelques instants, il ne put s’empêcher de dire aussi son mot, pensant que celui qui avait tant fait dans cette journée pouvait bien, sans présomption, avancer sa proposition s’il la jugeait bonne ; et persuadé, d’après tout ce qu’il venait de voir, qu’il suffisait désormais, pour donner effet à une idée, de la faire goûter à ceux qui parcouraient les rues : « Messieurs ! cria-t-il d’un ton d’exorde, dois-je aussi, moi, donner mon faible avis ? Mon faible avis, le voici : c’est que l’affaire du pain n’est pas la seule où il se fait des coquineries ; et, puisqu’on a vu clairement aujourd’hui qu’en se faisant entendre on obtient ce qui est juste, il faut aller ainsi de l’avant jusqu’à ce qu’il ait été porté remède à toutes ces autres scélératesses, et que le monde aille un peu plus en monde de chrétiens. N’est-il pas vrai, messieurs, qu’il y a un tas de tyrans et d’oppresseurs du peuple qui font tout à rebours des dix commandements et vont chercher les gens tranquilles qui ne songent pas à eux, pour leur faire tout le mal possible, après quoi ce sont toujours eux qui ont raison, ou même, après quelque méchanceté de leur fait plus grosse qu’à l’ordinaire, n’en marchent que plus haut la tête, tellement qu’il semble qu’on est en reste avec eux ? Et, sans doute, Milan doit en avoir sa part, de ces gens-là ?
— Que trop, dit une voix.
— Je le disais bien, reprit Renzo, et, au reste, chez nous aussi les histoires se racontent. D’ailleurs, la chose parle d’elle-même. Mettons le cas, par