tourna vers lui, ramena l’entretien sur l’affaire du pain ; et, après quelques-unes de ces phrases qui depuis quelque temps couraient dans toutes les bouches, il en vint à mettre au jour un plan de son invention : « Ah ! si je commandais, dit-il, je trouverais bien le moyen, moi, de faire marcher les choses comme il faut.
— Que feriez-vous ? demanda Renzo en le regardant avec deux yeux plus brillants qu’ils n’auraient dû l’être, et en tordant un peu la bouche, comme pour prêter plus d’attention.
— Ce que je ferais ? dit l’autre, j’arrangerais les choses de façon qu’il y eût du pain pour tout le monde ; pour les pauvres comme pour les riches.
— Ah ! voilà qui est bien, dit Renzo.
— Voici comment je m’y prendrais. D’abord une taxe raisonnable, afin que tous pussent y arriver. Après quoi répartir le pain en raison des bouches, parce qu’il y a des goulus sans discrétion qui voudraient tout pour eux, qui attrapent tout ce qu’ils peuvent, et puis le pain manque pour les pauvres gens. Ainsi donc répartir le pain. Et le moyen ? le voici : donner un billet à chaque famille, en proportion des bouches, pour aller prendre le pain chez le boulanger. À moi, par exemple, on donnerait un billet sous cette forme : Ambrogio Fusella, fourbisseur de profession, avec femme et quatre enfants, tous en âge de manger du pain (notez bien) ; qu’il lui soit donné tant de pain, et qu’il ait tant à payer. Mais faire les choses avec justice, toujours en raison des bouches. À vous, par supposition, on ferait un billet pour votre nom ?
— Lorenzo Tramuglino, dit le jeune homme qui, charmé du projet, ne remarqua pas qu’il reposait tout entier sur le papier, la plume et l’écritoire ; et que, pour le mettre à exécution, la première chose à faire était de prendre les noms des personnes.
— Fort bien, dit l’inconnu ; mais avez-vous femme et enfants ?
— Je devrais bien… des enfants, non… c’est trop tôt… mais la femme… si le monde allait comme il devrait aller…
— Ah ! vous êtes seul ! En ce cas, je suis fâché, mais votre portion serait moindre.
— C’est juste ; mais si bientôt, comme je l’espère et avec l’aide de Dieu… bref ; quand j’aurais, moi aussi, une femme ?
— Alors, on change le billet, et l’on augmente la portion. Comme j’ai dit ; toujours en raison des bouches, dit l’inconnu en se levant.
— Voilà qui est bien, cela, » cria Renzo ; et il poursuivit en criant encore et frappant du poing sur la table : « Et pourquoi ne font-ils pas une loi dans ce genre-là ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? En attendant, je vous souhaite bonne nuit et je m’en vais ; car je pense que ma femme et mes enfants sont depuis longtemps à m’attendre.
— Encore une goutte, une goutte, criait Renzo en remplissant à la hâte le verre de l’autre ; et, se dressant, il le saisit par le bord de son pourpoint et le