ment demeurer dans ce pays où, sans parler des souvenirs cuisants et perpétuels de sa passion, il porterait avec lui la tache d’un coup manqué, où tout à la fois serait accrue pour lui la haine publique, et diminuée l’idée que l’on avait de sa puissance ? où, sur la figure de chaque vilain, au milieu même des révérences qu’on lui ferait, il pourrait lire cette amère apostrophe : Tu l’as avalée, j’en suis ravi. La voie de l’iniquité, dit ici notre manuscrit, est large ; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit commode : elle a sa part d’embarras et de pas scabreux ; ennuis et fatigue s’y font sentir, quoiqu’elle aille en pente.
Don Rodrigo, qui ne voulait ni quitter cette voie, ni reculer, ni s’arrêter, et qui de lui-même ne pouvait avancer, songeait bien à un moyen par lequel il le pourrait : et c’était de réclamer l’assistance d’un personnage dont les mains arrivaient souvent là où n’arrivait pas la vue des autres ; un homme ou un démon pour qui la difficulté des entreprises était souvent l’aiguillon qui le déterminait à s’en charger. Mais ce parti avait aussi ses inconvénients et ses risques, d’autant plus graves qu’on pouvait moins les calculer à l’avance ; car il était impossible de prévoir jusqu’où l’on irait, une fois embarqué avec cet homme, puissant auxiliaire sans doute, mais conducteur non moins absolu et dangereux.
Ces pensées tinrent pendant plusieurs jours don Rodrigo dans une indécision des plus pénibles. Il reçut dans ces entrefaites une lettre du comte Attilio qui l’informait que l’affaire était en bon train. Peu après l’éclair éclata le tonnerre ; c’est-à-dire qu’un beau matin on apprit que le père Cristoforo était parti de Pescarenico. Ce succès si complet et si prompt, la satire d’Attilio qui prêchait à son cousin le courage et le menaçait de grandes railleries s’il en manquait, tout cela fit incliner toujours plus celui-ci vers le parti hasardeux. Ce qui acheva de le déterminer fut l’avis inattendu qu’Agnese était retournée chez elle ; c’était un obstacle de moins près de Lucia. Rendons compte de ces deux événements, en commençant par le dernier.
Les deux pauvres femmes s’étaient à peine arrangées dans leur asile, que la nouvelle se répandit à Monza, et par conséquent dans le monastère, des grands désordres qui avaient eu lieu à Milan ; et à la suite de la nouvelle principale, vinrent une foule de détails qui grossissaient et variaient à chaque minute. La tourière qui, de son logement, pouvait avoir une oreille vers la rue et l’autre vers le monastère, recueillait des ouï-dire par-ci, des ouï-dire par-là, et en faisait part à ses hôtes. « Deux, six, huit, quatre, sept ont été mis en prison : ils seront pendus, partie devant le four des béquilles, partie au bout de la rue où se trouve la maison du vicaire de provision… Eh ! eh ! écoutez ceci ! il s’en est sauvé un qui est de Lecco ou de ces contrées-là. Je ne sais pas son nom ; mais il doit venir quelqu’un qui me le dira ; nous verrons si vous le connaissez. »
Cette annonce, jointe à la circonstance que Renzo avait dû arriver à Milan précisément dans le jour fatal, donna quelque inquiétude aux femmes, et surtout à Lucia ; mais figurez-vous ce que ce fut lorsque la tourière vint leur dire :