Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/332

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gémissements n’avaient pu le détourner des entreprises qu’il avait résolues. Mais ces souvenirs, loin de lui rendre la fermeté qui lui manquait pour accomplir celle-ci, loin d’éteindre dans son âme cette pitié trop importune, y faisaient naître au contraire une sorte de terreur, quelque chose qui ressemblait à de la rage dans le repentir ; de telle sorte qu’il lui sembla trouver du soulagement à rappeler cette image de Lucia contre laquelle il avait cherché à raffermir son courage. « Elle est vivante, pensait-il, elle est ici ; j’y suis à temps ; je peux lui dire : Allez, réjouissez-vous ; je peux voir changer ce visage : je peux même lui dire : Pardonnez-moi… Pardonnez-moi ! Moi, demander pardon ? à une femme ? Moi… ! Ah ! cependant ! Si un mot, si un tel mot pouvait me faire du bien, m’ôter un peu de cette agitation diabolique, je le dirais ; eh oui ! je sens que je le dirais. À quoi suis-je réduit ! Je ne suis plus homme, je ne suis plus homme !… Allons donc ! dit-il ensuite, en se tournant avec violence dans son lit devenu dur, dur, sous ses couvertures devenues pesantes, pesantes. Allons donc ! ce sont des sottises qui m’ont déjà passé d’autres fois par la tête ; celle-ci passera de même. »

Et pour la faire passer, il se mit à chercher quelque chose d’important, quelqu’une de ces choses qui d’ordinaire occupaient fortement sa pensée, afin de l’y appliquer tout entière ; mais il n’en trouva point. Tout lui semblait changé ; ce qui autrefois excitait le plus ses désirs n’avait plus rien maintenant qui les fît naître ; la passion, chez lui, comme un cheval devenu tout à coup rétif pour une ombre qu’il a vue, ne voulait plus avancer. S’il pensait aux entreprises qu’il n’avait qu’entamées, au lieu de s’animer à l’idée d’en voir la fin, au lieu de s’irriter des obstacles (car dans ce moment la colère lui aurait paru n’être pas sans douceur), il sentait de la tristesse et comme une sorte d’effroi pour les premiers actes qu’il y avait faits. Le temps se montrait à lui désormais vide de tous projets, de toute préoccupation, de toute volonté, plein seulement de souvenirs insupportables ; toutes les heures seraient semblables à celle qui, présentement, était si lente à passer, si pesante sur sa tête. Son imagination rangeait en file tous ses bandits, et ne trouvait rien qu’il pût avoir à cœur de commander à nul d’entre eux ; au contraire, l’idée de les revoir, de se trouver en leur compagnie, était pour lui un poids de plus, une idée de déplaisir et de dégoût ; et, après tout, pour trouver quelque chose à faire le lendemain, quelque chose qui se pût faire, il fut obligé de penser qu’il pouvait, dans ce lendemain, mettre en liberté la pauvre fille. « Oui, je la mettrai en liberté ; dès que le jour paraîtra, je courrai vers elle, et je lui dirai : Allez, allez. Je la ferai accompagner… Et la promesse ? et l’engagement ? et don Rodrigo ?… Qui est-il, don Rodrigo ? »

Comme un homme qui est surpris par une question inattendue et embarrassante d’un de ses supérieurs, l’Innomé songea aussitôt à répondre à cette interrogation qu’il s’était faite, ou plutôt qu’avait faite ce nouveau lui-même qui, grandi subitement d’une manière terrible, s’élevait comme pour juger l’ancien. Il allait donc cherchant comment il avait pu, avant presque d’en être prié, se résoudre à prendre l’engagement de faire tant souffrir, sans motif de haine, sans motif de crainte, une malheureuse qu’il ne connaissait point, et cela pour