Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/406

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et demanda à parler à son Illustrissime Seigneurie. Bientôt introduit, il lui présenta un rouleau et une lettre de ce seigneur, qui priait Frédéric de faire accepter à la mère de Lucia cent écus d’or que contenait le rouleau, en lui disant que c’était pour la dot de la jeune fille ou pour tel autre usage qu’elles jugeraient ensemble devoir en faire. Il le priait encore de leur dire que si jamais, à quelque époque que ce fût, elles pensaient qu’il pût leur rendre service, la pauvre fille ne savait que trop où il habitait, et que, quant à lui, ce serait l’un des événements les plus heureux de sa vie, l’un de ceux qui combleraient le plus ses désirs. Le cardinal fit aussitôt appeler Agnese, l’informa de la commission dont il était chargé et qu’elle apprit avec autant de surprise que de satisfaction ; en même temps il lui présenta le rouleau qu’elle se laissa mettre sans trop de façons dans la main. « Dieu le lui rende, à ce seigneur, dit-elle. Votre Illustrissime Seigneurie voudra bien le remercier tant et plus de ma part. Et ne dites rien de ceci à personne, parce que c’est ici un pays… Pardon, voyez-vous, je sais bien qu’un homme comme Monseigneur ne va pas jaser de semblables choses ; mais… vous comprenez… »

Tout droit et en silence elle regagna son logis ; elle s’enferma dans sa chambre, déploya le rouleau, et, quoique préparée à ce qu’elle allait voir, elle contempla avec admiration, tous en un tas, tous à elle, ce grand nombre de sequins dont elle n’avait jamais vu les pareils qu’un à un, et encore bien rarement. Elle les compta, eut assez de peine à les remettre de champ l’un contre l’autre et à les y faire tous tenir, parce qu’à chaque instant ils faisaient le ventre et s’échappaient de ses doigts peu exercés à semblable opération. Ayant enfin refait le rouleau de son mieux, elle le mit dans un linge, en fit une espèce de petite balle qu’elle serra d’une ficelle à plusieurs tours, après quoi elle l’alla cacher dans un coin de sa paillasse. Tout le reste de la journée, elle ne fit que penser à sa nouvelle richesse, combiner des projets pour l’avenir, et soupirer après l’arrivée du lendemain. Lorsqu’elle se fut mise au lit, elle resta longtemps éveillée, son esprit ne quittant point ces cent belles pièces qu’elle avait sous elle ; endormie, elle les vit en songe. Au point du jour, elle se leva et se mit aussitôt en chemin vers la villa où se trouvait encore Lucia.

Celle-ci, de son côté, quoique sa répugnance à parler de son vœu ne fût en rien diminuée, était pourtant résolue à prendre sur elle de s’en ouvrir à sa mère dans cet entretien qui pour longtemps devait être regardé comme le dernier.

Des qu’elles purent être seules, Agnese, d’un air tout animé et pourtant à voix basse, comme s’il y avait eu là quelqu’un de qui elle ne voulût pas être entendue, débuta par ces mots : « J’ai à te dire une grande chose, » et elle lui raconta l’aubaine inattendue.

« Que Dieu bénisse ce seigneur ! dit Lucia, vous aurez ainsi de quoi être à votre aise, et vous pourrez, de plus, faire du bien à quelques autres personnes.

— Comment ! répondit Agnese, est-ce que tu ne vois pas tout ce que nous pouvons faire avec tant d’argent ? Écoute : je n’ai que toi au monde, que vous deux, je puis dire ; car, depuis que Renzo a commencé à te parler, je l’ai tou-