Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ah ça, interrompit le bravo, si la chose devait se décider par du bavardage, vous nous mettriez dans le sac. Nous n’en savons et n’en voulons pas savoir davantage. Homme averti… Vous entendez.

— Mais ces messieurs sont trop justes, trop raisonnables…

— Mais, interrompit cette fois l’autre camarade qui n’avait rien dit jusqu’alors, mais le mariage ne se fera pas, ou… et ici un bon juron, ou celui qui l’aura fait ne s’en repentira pas, car il n’en aura pas le temps, et… un autre juron.

— Paix, paix, reprit le premier orateur, monsieur le curé est un homme qui sait vivre ; et nous, nous sommes d’honnêtes gens qui ne voulons pas lui faire du mal, pourvu qu’il soit prudent et sage. Monsieur le curé, l’Illustrissime seigneur don Rodrigo, notre maître, vous salue bien sincèrement. »

Ce nom fut dans l’esprit de don Abbondio ce qu’est, dans le fort d’un orage pendant la nuit, un éclair qui, répandant sur les objets une lumière confuse et momentanée, ajoute encore à l’épouvante. Il fit comme par instinct une inclination profonde et dit : « Si ces messieurs pouvaient me suggérer…

— Oh ! vous suggérer, à vous qui savez le latin ! interrompit encore le bravo avec un rire qui tenait de l’ignoble et du féroce. C’est votre affaire. Et surtout, qu’il ne vous échappe pas un mot sur cet avis que nous vous avons donné pour votre bien ; autrement… hem… ce serait tout comme si vous faisiez le mariage. Allons, que voulez-vous qu’il soit dit de votre part à l’illustrissime seigneur don Rodrigo ?

— Mes respects…

— Expliquez-vous mieux.

— … Disposé,… toujours disposé à l’obéissance. Et en prononçant ces mots, il ne savait lui-même s’il faisait une promesse ou un compliment. Les bravi les prirent ou parurent les prendre dans leur sens le plus sérieux.

— Fort bien, et bonne nuit, Sire curé, » dit l’un d’eux prêt à partir avec son compagnon. Don Abbondio qui, peu de moments avant, eût donné l’un de ses yeux pour les éviter, aurait voulu maintenant prolonger la conversation et les pourparlers. « Messieurs… » commençait-il à dire en fermant le livre de ses deux mains ; mais ceux-ci, sans l’écouter davantage, prirent le chemin par où il était venu lui-même, et s’éloignèrent en chantant une vilaine chanson que je ne veux pas transcrire. Le pauvre don Abbondio demeura un moment la bouche ouverte et comme frappé d’un charme ; puis il prit celui des deux sentiers qui conduisait à sa maison, mettant avec peine une jambe devant l’autre, tant la crampe paraissait les avoir saisies. Quant à l’état où il se trouvait intérieurement, on le comprendra mieux quand nous aurons dit quelque chose de son caractère et des temps où il lui avait été donné de vivre.

Don Abbondio (le lecteur s’en est déjà aperçu) n’était pas né avec un cœur de lion. Mais dès ses premières années il avait dû comprendre que la pire des conditions dans ces temps-là était celle d’un animal sans dents et sans griffes, et qui pourtant ne se sent point de penchant à être dévoré. La force légale ne protégeait en aucune manière l’homme paisible, inoffensif, et qui n’avait pas