Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/417

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éteint l’effet sur d’autres, se permet jusqu’aux omissions, selon qu’il juge, par ces divers moyens, donner plus de perfection à son œuvre ; car on a beau faire, celui qui en sait plus que les autres ne veut pas être un instrument matériel dans leurs mains, et s’il se mêle de leurs affaires, ce n’est jamais sans qu’il prétende y mettre un peu du sien. Malgré tout cela, notre lettré ne parvient pas toujours à dire les choses comme il le voudrait ; il lui arrive même quelquefois de les dire d’une façon toute différente, et cela nous arrive bien, à nous autres qui écrivons pour nous faire imprimer. Lorsque la lettre ainsi composée arrive dans les mains du correspondant, si celui-ci n’a pas non plus grand usage de l’A B C, il la porte à un autre savant, de même calibre, pour se la faire lire et tirer au clair. Des difficultés s’élèvent sur la manière de l’entendre, parce que la partie intéressée, se fondant sur la connaissance qu’elle a des faits antérieurs, prétend que certains mots signifient une chose ; le lecteur, s’en tenant à son expérience dans la composition, soutient qu’ils en signifient une autre. Finalement, il faut que celui qui ne sait pas se mette dans les mains de celui qui sait et le charge de la réponse, laquelle, faite comme l’a été la première lettre, est ensuite soumise à une interprétation semblable. Que si, par-dessus le marché, le sujet de la correspondance est un peu délicat, s’il faut y traiter des affaires secrètes qu’on ne voudrait point laisser comprendre à un tiers dans le cas où la lettre viendrait à s’égarer ; si, dans cette vue, on y a porté l’intention positive de ne pas dire les choses bien clairement, alors, pour peu que la correspondance dure, ceux entre qui elle a lieu finissent par s’entendre comme s’entendaient autrefois deux scolastiques, après avoir disputé quatre heures sur l’entéléchie[1] : pour ne pas prendre notre similitude plus près de nous, car nous ne voudrions pas nous faire donner sur les doigts.

Or le cas de nos deux correspondants était tout à fait celui que nous venons de dépeindre. La première lettre écrite au nom de Renzo roulait sur plusieurs sujets. D’abord, après un récit de sa fuite, beaucoup plus concis, mais aussi plus embrouillé que celui que vous avez lu, elle donnait quelques détails sur la position actuelle du jeune homme, détails tournés de façon que ni Agnese ni son trucheman ne purent, à beaucoup près, y puiser de quoi se former à cet égard une idée claire et complète ; un avis secret, un changement de nom, la sûreté obtenue, mais la nécessité de se tenir caché, toutes choses peu familières par elles-mêmes à leur intelligence, et qui de plus étaient dites dans la lettre en termes assez énigmatiques. Puis venaient des demandes pleines d’inquiétudes, pleines de chaleur sur les aventures de Lucia, avec des mots obscurs et qui peignaient une vive douleur, sur les bruits répandus à ce sujet et venus jusqu’aux oreilles de Renzo. Enfin des espérances incertaines et éloignées, des projets jetés en avant pour l’avenir, et, en attendant, la promesse et la prière, répétées à plusieurs reprises, de maintenir la foi jurée, de ne perdre ni patience ni courage et d’attendre des temps meilleurs.

Au bout d’un peu de temps, Agnese trouva une voie sûre pour faire parvenir

  1. Terme de la philosophie d’Aristote. (N. du T.)