Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/454

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« Merci, merci, » répondit don Abbondio. « Ce sont des circonstances où l’on a tout au plus la tête à soi pour ce qui est de précepte. »

Pendant que les remercîments se font et se refusent, que s’échangent les salutations et les souhaits, les invitations et les promesses d’une autre halte au retour, la carriole est arrivée devant la porte de la maison. On y place les hottes ; nos voyageurs montent ensuite et entreprennent d’une manière un peu plus commode et avec plus de tranquillité d’esprit la seconde moitié de leur route.

Le tailleur avait dit vrai à don Abbondio sur le compte de l’Innomé. Celui-ci, depuis le jour où nous l’avons laissé, n’avait jamais cessé un instant de faire ce qu’il s’était proposé dans ce grand jour : réparer les dommages dont il était l’auteur, demander la paix, secourir les pauvres, opérer en un mot autant de bien qu’il pouvait en avoir l’occasion. Ce courage qu’il avait autrefois montré pour attaquer et se défendre, il le montrait maintenant en ne faisant ni l’une ni l’autre de ces deux choses. Il allait toujours seul et sans armes, disposé à tout ce qui pouvait lui arriver après tant de violences qu’il avait commises, et persuadé que ce serait en commettre une nouvelle que d’employer la force pour défendre une tête chargée envers tant de personnes d’une dette si grande ; persuadé que tout le mal qui pourrait lui être fait serait une offense envers Dieu, mais ne serait que justice envers lui-même, et que, quant à l’offense, moins que tout autre il avait le droit de la punir. Cependant sa personne était demeurée pour tous aussi inviolable que lorsqu’il avait, pour se garder, tant de bras armés et le sien propre. Le souvenir de son ancienne férocité, qui devait avoir laissé tant de désirs de vengeance, et la vue de sa douceur actuelle, qui rendait cette vengeance si facile, se réunissaient au contraire pour lui attirer et lui conserver une admiration qui était sa principale sauvegarde. C’était cet homme que personne n’avait pu jamais humilier et qui s’était humilié lui-même. Les ressentiments, irrités autrefois par les mépris et par la crainte que l’on avait de lui, s’effaçaient devant cette humilité dont il offrait maintenant le spectacle. Ceux qu’il avait offensés venaient d’obtenir, contre tous motifs de s’y attendre et sans danger pour eux, une satisfaction qu’ils n’auraient jamais pu se promettre de la vengeance la mieux couronnée de succès : la satisfaction de voir un tel homme repentant de ses torts et s’associant, pour ainsi dire, à leur indignation.

S’il en était dont la peine la plus sensible et la plus amère eût été pendant longues années, de ne pas voir de probabilité à ce que, dans aucune circonstance, ils se trouvassent plus forts que lui et pussent lui faire payer quelque grand dommage dont il avait été pour eux la cause, ceux-là même, en le rencontrant aujourd’hui, seul, désarmé et comme prêt à tout subir sans résistance, ne se sentaient plus portés qu’à lui rendre hommage et à s’incliner devant lui. Dans cet abaissement volontaire, sa figure et son maintien avaient pris à son insu quelque chose de plus noble et de plus élevé, parce qu’on y voyait, mieux encore que par le passé, l’indifférence pour tout péril qui eût menacé sa vie. Les haines, même les plus violentes et les plus exaspérées, se