Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/479

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Un jour qu’il allait en chaise à porteurs visiter ses malades, le peuple s’attroupa autour de lui, en criant qu’il était le chef de ceux qui voulaient à toute force que la peste fût dans la ville ; que c’était cet homme au front sourcilleux et à la barbe chenue qui répandait partout l’effroi ; le tout pour procurer de l’ouvrage aux médecins. La foule allait croissant, et sa violence de même : les porteurs de la chaise, voyant que le cas devenait sérieux, firent réfugier leur maître chez des gens de ses amis, dont la maison par bonheur se trouvait à portée. Voilà ce qui lui arriva pour y avoir vu clair en ce point, pour avoir dit ce qui était et s’être efforcé de garantir de la peste plusieurs milliers de personnes. Mais lorsque, par un déplorable avis émané de lui dans une consultation, il contribua à faire torturer, tenailler et brûler toute vive une malheureuse femme condamnée comme sorcière, parce que son maître éprouvait de grands maux d’estomac, et parce qu’un autre personnage chez qui elle avait servi auparavant était devenu fort amoureux d’elle[1], alors sans doute le même public ne lui aura pas fait faute d’éloges pour cette nouvelle marque de science, et, ce qui est affreux à penser, lui en aura su gré comme d’une bonne action de plus.

Mais, vers la fin de mars, les maladies suivies de décès se déclarèrent en grand nombre, d’abord dans le faubourg de Porte-Orientale, ensuite dans tous les quartiers de la ville ; et, chez toutes les personnes ainsi atteintes, on remarquait d’étranges accidents de spasmes, de palpitations, de léthargie, de délire, ainsi que les sinistres symptômes de taches livides sur la peau et de bubons. La mort était ordinairement prompte, violente, souvent même subite, sans aucun signe de maladie qui l’eût précédée. Les médecins opposés à l’opinion de l’existence de la contagion, ne voulant pas avouer maintenant ce dont ils s’étaient ri naguère, et se voyant pourtant obligés de donner un nom générique à ce nouveau mal, désormais trop répandu, au vu et su de tout le monde, pour pouvoir se passer d’un nom, imaginèrent de lui appliquer celui de fièvres malignes, de fièvres pestilentielles ; misérable transaction, ou plutôt jeu de mots dérisoire, et qui n’en produisait pas moins un effet très-fâcheux, parce qu’on paraissait reconnaître la vérité, on parvenait ainsi à détourner la croyance du public de ce qu’il lui importait le plus de croire, de voir, c’est-à-dire de ce point de fait que le mal se communiquait par le contact. Les magistrats, comme des gens qui sortent d’un profond sommeil, commencèrent à prêter un peu plus l’oreille aux avis, aux propositions de la Santé, à tenir la main à l’exécution de ses ordonnances, aux séquestrations et aux quarantaines qu’elle avait prescrites. Ce tribunal ne cessait, de son côté, de demander des fonds pour subvenir aux dépenses journalières et toujours croissantes du lazaret et de tant d’autres parties du service dont il était chargé ; et il le demandait aux décurions, en attendant qu’il eût été décidé (ce qui, je crois, ne le fut jamais que par le fait) si ces dépenses devaient être à la charge de la ville ou du trésor royal. C’était également aux décurions que s’adressaient avec instances et le

  1. Storia di Milano del conte Pietro Verri ; Milano, 1825, t. IV, p. 155.