Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/537

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riche de tout son éclat tombe avec le tendre bouton lorsque vient à passer la faulx qui égalise toutes les herbes de la prairie.

« Ô Seigneur ! s’écria Renzo, exaucez-la ! prenez-la près de vous, elle et sa pauvre enfant, elles ont assez souffert ! oui, elles ont assez souffert ! »

Revenu de cette émotion, et tandis qu’il cherchait à se remettre en mémoire son itinéraire pour savoir s’il devait tourner à la première rue qu’il allait trouver, et si c’était à droite ou à gauche, il entendit venir de cette rue même un nouveau bruit, différent du premier, un mélange confus de voix d’hommes, de femmes et d’enfants, de cris impérieux, de gémissements, de sanglots.

Il avança, le cœur disposé à quelque nouveau spectacle de douleur. Arrivé à la rencontre des deux rues, il vit, dans celle où il venait d’aboutir, une troupe de toute sorte de personnes qui était en marche vers lui, et il s’arrêta pour la laisser passer. C’étaient des malades que l’on conduisait au lazaret ; les uns poussés par force, résistant en vain, criant en vain qu’ils voulaient mourir sur leur lit, et répondant par d’inutiles imprécations aux ordres et aux jurements des monatti qui les menaient ; d’autres marchant en silence, sans montrer ni douleur ni aucun autre sentiment, comme s’ils avaient perdu celui même de leurs maux ; des femmes avec leurs nourrissons suspendus à leur cou ; des enfants effrayés de ces tristes clameurs, de ces ordres, de ce cortège plus que de la pensée confuse de la mort, et demandant à grands cris les bras de leur mère, le toit sous lequel ils avaient vu le jour. Et peut-être, hélas ! leur mère qu’ils croyaient avoir laissée endormie sur sa couche s’y était jetée, surprise tout à coup par la peste, et y demeurait privée de sentiment, pour être emportée sur un chariot au lazaret, ou dans la fosse si le chariot arrivait plus tard. Peut-être, oh ! malheur digne de larmes encore plus amères ! leur mère, absorbée dans ses propres souffrances, avait tout oublié dans ce monde, tout jusqu’à ses enfants, et n’avait plus qu’une pensée, celle de mourir en paix. Cependant, parmi cette confusion si grande, on voyait encore quelques exemples de fermeté et de constance dans les affections de la nature ; des pères, des mères, des frères, des fils, des époux qui soutenaient ceux qui leur étaient chers et les accompagnaient en les encourageant par leurs paroles ; et ce n’étaient pas seulement des personnes adultes, mais de jeunes enfants de l’un et de l’autre sexe que l’on voyait marcher auprès de leurs frères, de leurs sœurs, plus jeunes encore, les consoler avec ce bon sens et cet intérêt qui semblent n’appartenir qu’à un âgé plus avancé, les exhorter à être obéissants, en les assurant qu’ils allaient dans un lieu où l’on prendrait soin d’eux pour les faire guérir.

Au milieu de la tristesse et de l’attendrissement que de semblables tableaux faisaient naître dans l’âme de notre voyageur, une inquiétude plus particulière l’agitait. La maison vers laquelle il marchait ne devait pas être éloignée, et peut-être parmi cette troupe… Mais, lorsqu’elle eut passé tout entière sans que ce doute se fût vérifié, il se tourna vers un monatto qui marchait l’un des derniers et lui demanda où étaient la rue et la maison de don Ferrante. « Va t’en au diable, maraud ! » fut la réponse qu’il en reçut. Il ne crut pas devoir prendre la peine d’y répliquer comme elle le méritait ; mais, voyant à deux pas