Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/538

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de là un commissaire qui fermait la marche du convoi et qui avait l’air un peu plus humain, il lui fit la même demande. Celui-ci, montrant avec son bâton le côté d’où il venait, dit : « La première rue à droite et la dernière grande maison à gauche. »

Le jeune homme, avec un trouble qui devenait toujours plus vif, va vers l’endroit qui lui est indiqué. Le voilà dans la rue, où il distingue aussitôt cette maison parmi les autres plus petites et moins apparentes. Il s’approche de la porte qui est fermée, pose la main sur le marteau et l’y arrête hésitante, comme s’il la tenait dans une urne d’où il va tirer le bulletin qui doit décider de sa vie ou de sa mort. Enfin il lève le marteau et frappe un coup avec résolution.

Au bout de quelques moments, une fenêtre s’ouvre un peu, une femme s’y montre à demi, regardant qui frappe, mais d’un air inquiet et soupçonneux qui semble dire : Qui est-ce ? des monatti ? des vagabonds ? des commissaires ? des untori ? des diables ?

« Madame, dit Renzo levant les yeux en l’air et d’une voix mal assurée, est-ce ici que demeure, comme fille de service, une jeune personne de la campagne, nommée Lucia ?

— Elle n’y est plus ; allez-vous-en, répondit la femme en se disposant à refermer.

— Un moment, de grâce ! Elle n’y est plus ? Où est-elle ?

— Au lazaret, et derechef elle allait fermer.

— Mais un moment, pour l’amour de Dieu ! Est-ce qu’elle a la peste ?

— Sans doute. C’est du nouveau, n’est-ce pas ? Allez-vous-en.

— Oh ! malheureux que je suis ! Attendez ; était-elle bien malade ? Combien de temps y a-t-il… ? »

Mais pendant qu’il parlait, la fenêtre s’était fermée tout de bon.

« Madame ! madame ! Un mot, de grâce ! Au nom de vos pauvres défunts ! Je ne vous demande rien du vôtre. Ohé ! » mais c’était comme s’il parlait au mur.

Affligé de la nouvelle et irrité de tant de désobligeance, Renzo saisit encore le marteau, et, appuyé contre la porte, il le serrait et le tournait dans sa main, le levait pour frapper de plus belle et en désespéré, puis le tenait en l’air en hésitant. Au milieu de cette agitation, il se tourna pour chercher s’il ne verrait pas quelque voisin de qui il pût avoir quelque renseignement plus précis, quelque indice, quelque lumière. Mais la première, la seule personne qu’il vit fut une autre femme, éloignée d’une vingtaine de pas, qui, avec une figure où se peignaient l’effroi, la haine, l’impatience et la malice, avec certains yeux hagards qui se portaient à la fois sur lui et loin derrière lui, ouvrant la bouche comme pour crier de toutes ses forces, mais retenant en même temps sa respiration, levant deux bras décharnés, allongeant et retirant deux mains ridées et pliées en façon de griffes, comme si elle cherchait à attraper quelque chose, montrait clairement qu’elle voulait appeler du monde, mais de manière que quelqu’un ne s’en aperçût pas. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, cette femme,