Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/554

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rait et secouait fortement le bras de Renzo, de l’autre il lui montrait le douloureux spectacle qui, de toutes parts, s’offrait à leur vue. Regarde qui est Celui qui châtie ! Celui qui juge et qui n’est pas jugé ! Celui qui envoie ses fléaux et qui pardonne ! Mais toi, ver de terre, tu veux faire justice ! Le sais-tu, toi, ce qu’est la justice ? Va, malheureux, retire-toi ! J’espérais… oui, j’ai espéré qu’avant ma mort Dieu m’accorderait la consolation d’apprendre que ma pauvre Lucia était vivante, de la voir peut-être, et de l’entendre me promettre qu’elle ferait une prière sur la fosse où l’on m’aura déposé. Va, tu m’as ravi cette espérance, Dieu ne l’a pas laissée sur la terre pour toi, et toi, sûrement, tu n’as pas l’audace de croire que Dieu pense à te consoler. Il aura pensé à elle, parce qu’elle est de ces âmes à qui sont réservées les consolations éternelles ! Va ! je n’ai plus de temps pour toi. »

Et, en disant ces mots, il rejeta loin de lui le bras de Renzo et marcha vers une cabane de malades.

« Ah ! père ! dit Renzo en suivant ses pas d’un air suppliant, voulez-vous me renvoyer ainsi ?

— Comment ! reprit le capucin d’une voix toujours aussi sévère, oserais-tu prétendre que je dérobasse à ces affligés qui m’attendent pour leur parler du pardon de Dieu, un temps que j’emploierais à écouter tes paroles de rage, tes odieux projets de vengeance ? Je t’ai écouté lorsque tu me demandais aide et consolation, je me suis enlevé à la charité pour la charité, mais, maintenant, tu as la vengeance dans le cœur, que veux-tu de moi ? Va-t’en. J’ai vu mourir ici des offensés qui pardonnaient, des offenseurs qui gémissaient de ne pouvoir s’humilier devant celui qui avait reçu l’offense ; j’ai pleuré avec les uns et avec les autres, mais avec toi, qu’ai-je à faire ?

— Ah ! je lui pardonne ! je lui pardonne sincèrement, je lui pardonne pour toujours ! s’écria le jeune homme.

— Renzo ! dit le religieux avec un sérieux plus calme, penses-y, et dis-moi combien de fois tu lui as pardonné. »

Et, ayant attendu quelques moments sans recevoir de réponse, tout à coup il baissa la tête, et, d’une voix sourde et lente, il reprit : « Tu sais pourquoi je porte cet habit ? »

Renzo hésitait.

« Tu le sais ? répéta le vieillard.

— Je le sais, répondit Renzo.

— Moi aussi, j’ai connu la haine, moi qui viens de te reprendre pour une pensée, pour un mot, je l’ai connue ; et l’homme que je haïssais du fond de l’âme, que je haïssais depuis longtemps, je l’ai tué.

— Oui, mais c’était un méchant oppresseur, un de ceux…

— N’ajoute rien, interrompit le religieux. Crois-tu que, s’il existait une bonne raison pour me justifier, depuis trente ans je ne l’aurais pas trouvée ? Ah ! si je pouvais maintenant mettre dans ton cœur le sentiment que depuis j’ai toujours eu, que j’ai encore, pour l’homme que je haïssais ! Si je le pouvais, moi ? Mais Dieu le peut ; qu’il le fasse… ! Écoute, Renzo, Dieu t’aime plus que tu ne