Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/76

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recevoir au couvent. L’aspect des cultivateurs répandus dans la campagne avait quelque chose de plus douloureux encore. Les uns allaient jetant la semence sur les guérets, mais la jetaient rare, avec parcimonie et à contre-cœur, comme gens qui livraient à des risques une chose dont le prix était grand pour eux ; d’autres semblaient faire effort pour enfoncer la pioche en terre, et retournaient la motte d’un air d’abattement. La jeune fille maigrie, tenant par la corde au pâturage la génisse efflanquée, regardait en avant, et se baissait à la hâte pour dérober à sa bête et porter à sa propre famille quelque herbe dont la faim avait appris que les hommes aussi pouvaient se nourrir. Ces tableaux augmentaient à chaque pas la tristesse du religieux qui marchait ayant déjà dans le cœur un pénible pressentiment de quelque malheur qu’il allait apprendre.

Mais pourquoi s’occupait-il autant de Lucia ? Et pourquoi, au premier avis qu’il avait reçu de sa part, s’était-il mis en marche avec tant d’empressement, comme il eût fait à un appel du père provincial ? et qui était ce père Cristoforo ? Ce sont autant de questions auxquelles il nous faut satisfaire.

Le père Cristoforo de *** était un homme plus près de ses soixante ans que des cinquante. Sa tête rasée à l’exception d’une petite couronne de cheveux dont elle était ceinte, selon la règle des capucins, se haussait de temps en temps par un mouvement qui laissait entrevoir je ne sais quoi de fier et d’inquiet ; et tout aussitôt elle se baissait par réflexion d’humilité. La barbe longue et blanche qui couvrait ses joues et son menton faisait encore plus ressortir ce qu’il y avait de distingué dans la partie de son visage, à laquelle une abstinence depuis longtemps habituelle avait ajouté beaucoup plus de gravité qu’elle n’en avait diminué l’expression. Ses yeux enfoncés dans leur orbite étaient le plus souvent baissés à terre ; mais quelquefois ils brillaient d’une vivacité subite et inattendue, ainsi que deux chevaux fringants, menés en main par un homme sur lequel ils savent par expérience ne pouvoir l’emporter, n’en font pas moins de temps en temps quelque saut qu’ils payent à l’instant par une saccade bien appuyée.

Le père Cristoforo n’avait pas toujours été de même, et ce nom n’avait pas toujours été le sien : son nom de baptême était Lodovico. Il était fils d’un marchand de *** (ces astérisques viennent tous de la circonspection de mon anonyme) qui, dans les dernières années de sa vie, se voyant fort riche et n’ayant que ce fils, avait renoncé au négoce et s’était mis à vivre en homme de qualité.