Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/77

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Dans le loisir qu’il venait de se donner, il se prit de grande honte pour tout le temps qu’il avait employé à faire quelque chose en ce monde. Dominé par cette idée, il s’étudiait de toutes les manières à faire oublier qu’il eût été marchand ; il aurait voulu pouvoir l’oublier lui-même. Mais la boutique, les ballots, le livre journal, la demi-aune lui apparaissaient toujours à l’esprit, comme l’ombre de Banco à Macbeth, au milieu même de la pompe de ses festins et du sourire de ses parasites ; et l’on ne saurait se figurer le soin que ces pauvres gens devaient mettre à éviter toute parole qui eût pu sembler une allusion à l’ancien état de celui qui les réunissait à sa table. Un jour, pour n’en citer qu’un exemple, un jour, vers la fin du repas, au moment de la gaieté la plus vive et la plus franche, où l’on n’aurait pu dire qui jouissait le plus, de la compagnie qui faisait disparaître les mets, ou du maître qui les avait fait servir, il plaisantait d’un ton de supériorité amicale un de ses commensaux, le plus honnête mangeur du monde. Celui-ci, pour se prêter au badinage, sans la moindre idée de malice et avec la candeur d’un enfant, répondit : « Eh ! moi, je fais l’oreille du marchand[1]. » Il fut aussitôt frappé lui-même du son de ce mot échappé de sa bouche. Il jeta un regard incertain sur le visage du maître qui s’était subitement rembruni : l’un et l’autre auraient voulu reprendre l’air qu’ils avaient auparavant ; mais ce n’était plus possible. Les autres convives cherchaient, chacun à part soi, le moyen d’assoupir ce petit scandale et d’y faire diversion ; mais, en cherchant, ils se taisaient ; et dans ce silence le scandale devenait plus sensible encore. Chacun évitait de rencontrer les yeux des autres ; chacun sentait que tous étaient occupés de la pensée qu’ils voulaient tous dissimuler. La joie de la journée disparut ; et l’imprudent, soyons plus juste, le malheureux commensal ne reçut plus d’invitation. C’est ainsi que le père de Lodovico passa ses dernières années dans des inquiétudes continuelles, craignant toujours d’être raillé, et ne réfléchissant pas que l’action de vendre n’est pas plus ridicule que l’action d’acheter, et que cette profession dont il rougissait maintenant était celle qu’il avait si longtemps exercée en présence du public et sans remords. Il fit élever son fils noblement, aux conditions de l’époque, lui donnant autant que ce pouvait lui être permis par les lois et les coutumes, des maîtres de belles-lettres et d’exercices propres aux gentilshommes ; et il mourut le laissant riche et tout jeune encore.

Lodovico avait contracté des habitudes d’homme de qualité ; et les flatteurs, parmi lesquels il avait grandi, l’avaient accoutumé à se voir traité avec beaucoup de respect. Mais, quand il voulut frayer avec les principaux de sa ville, il trouva des manières bien différentes de celles auxquelles il était fait ; et il vit que, pour vivre dans leur société, comme il en aurait eu le désir, il lui fallait faire un nouvel apprentissage de patience et de soumission, se tenir toujours au-dessous des autres et subir à chaque instant quelque mortification. Un tel genre de vie ne s’accordait ni avec l’éducation ni avec le caractère de Lodovico. Il s’éloigna d’eux avec dépit. Mais il regrettait d’en être séparé, parce qu’il lui semblait pourtant bien que les hommes de cette classe auraient dû être ses

  1. La sourde oreille. (N. du T.)