Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/91

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prêts, pour peu qu’on les agaçât, à grincer des gencives ; des femmes à figures hommasses, pourvues de bras nerveux, fort bons, si leur langue ne suffisait pas, pour lui venir en aide ; les enfants même qui jouaient dans la rue avaient un je ne sais quoi de pétulant et de provocateur.

Frère Cristoforo traversa le village, monta par un étroit sentier à rampes tournantes, et parvint sur une petite esplanade au-devant du château. La porte était fermée, ce qui indiquait que le maître était à table et ne voulait pas être dérangé. Les fenêtres qui donnaient à l’extérieur, petites et peu nombreuses, fermées de boisages disjoints et à demi détruits par la vétusté, étaient toutefois défendus par de gros barreaux de fer, et celles du rez-de-chaussée si élevées, qu’un homme aurait eu peine à y atteindre, monté sur les épaules d’un autre. Il régnait là un grand silence ; et un passant aurait pu croire que c’était une maison abandonnée, si quatre créatures, deux vivantes et deux mortes, disposées symétriquement au dehors, n’avaient donné un indice d’habitants. Deux grands vautours avec leurs ailes étalées et leurs têtes pendantes, l’un déplumé et à demi consumé par le temps, l’autre encore entier et couvert de ses plumes, étaient cloués chacun sur un battant de la porte d’entrée ; et deux bravi, nonchalamment étendus, chacun sur l’un des bancs placés à droite et à gauche, faisaient la garde en attendant d’être appelés à partager les restes de la table du maître. Le père s’arrêta debout, dans l’attitude de quelqu’un qui se dispose à attendre ; mais un des bravi se leva et lui dit : « Père, père, avancez ; ici l’on ne fait pas attendre les capucins ; nous sommes amis du couvent ; et pour ma part j’y suis allé en certains moments où l’air du dehors n’aurait pas été trop bon pour moi ; et, si l’on m’eût tenu la porte close, mon affaire se fût mal passée. » En parlant ainsi, il frappa deux coups de marteau. À ce bruit répondirent aussitôt de l’intérieur les aboiements et les hurlements de mâtins et de roquets ; et peu de moments après vint en murmurant un vieux domestique ; mais celui-ci, voyant le père, lui fit une grande révérence, apaisa les hôtes des mains et de la voix, introduisit l’hôte inattendu dans une étroite cour, et referma la porte. L’ayant ensuite mené dans un petit salon, et, le regardant d’un certain air d’étonnement et de respect, il dit : « N’est-ce pas… le père Cristoforo de Pescarenico ?

— Précisément.

— Vous ici ?

— Comme vous voyez, brave homme.

— C’est sans doute pour faire du bien. Le bien, » continua-t-il en parlant entre ses dents et se remettant à marcher, « se peut faire partout. » Après avoir traversé deux ou trois autres petits salons obscurs, ils arrivèrent à la porte de la salle à manger. Là régnait un grand bruit confus de fourchettes, de couteaux, de verres, d’assiettes, et surtout de voix discordantes qui cherchaient à se dominer l’une l’autre. Le religieux voulait se retirer, et restait à se défendre derrière la porte pour obtenir du domestique qu’il le laissât attendre, dans quelque coin de la maison, que le dîner fût terminé, lorsque la porte s’ouvrit. Un certain comte Attilio, qui était assis en face (c’était un cousin