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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

d’élever une nation, achèvent quelquefois de l’abattre ; ils soulèvent ses passions sans les conduire et troublent son intelligence, loin de l’éclairer. Les juifs s’égorgeaient encore au milieu des débris fumants du temple. Mais il est plus commun de voir, chez les nations comme chez les hommes, les vertus extraordinaires naître de l’imminence même des dangers. Les grands caractères paraissent alors en relief comme ces monuments que cachait l’obscurité de la nuit, et qu’on voit se dessiner tout à coup à la lueur d’un incendie. Le génie ne dédaigne plus de se reproduire de lui-même, et le peuple, frappé de ses propres périls, oublie pour un temps ses passions envieuses. Il n’est pas rare de voir alors sortir de l’urne électorale des noms célèbres. J’ai dit plus haut qu’en Amérique les hommes d’État de nos jours semblent fort inférieurs à ceux qui parurent, il y a cinquante ans, à la tête des affaires. Ceci ne tient pas seulement aux lois, mais aux circonstances. Quand l’Amérique luttait pour la plus juste des causes, celle d’un peuple échappant au joug d’un autre peuple ; lorsqu’il s’agissait de faire entrer une nation nouvelle dans le monde, toutes les âmes s’élevaient pour atteindre à la hauteur du but de leurs efforts. Dans cette excitation générale, les hommes supérieurs couraient au-devant du peuple, et le peuple, les prenant dans ses bras, les plaçait à sa tête. Mais de pareils événements sont rares ; c’est sur l’allure ordinaire des choses qu’il faut juger.

Si des événements passagers parviennent quelquefois à combattre les passions de la démocratie, les lumières, et surtout les mœurs, exercent sur ses penchants une influence non moins puissante, mais