Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/141

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beaucoup d’hommes. Je n’ai jamais pu avoir de dextérité que dans le tête-à-tête, et me suis toujours trouvé gêné et muet dans la foule ; ce n’est pas qu’à un jour donné je ne sois capable de dire et de faire ce qui peut lui plaire, mais cela est loin de suffire ; ces grandes opérations sont fort rares dans la guerre parlementaire. Le fond du métier, chez un chef de parti, consiste à se mêler continuellement parmi les siens et même parmi ses adversaires, à se produire, à se répandre tous les jours, à se baisser et à se relever, à chaque instant, pour atteindre le niveau de toutes les intelligences, à discuter, à argumenter sans repos, à redire mille fois les mêmes choses sous des formes différentes, et à s’animer éternellement en face des mêmes objets. De tout ceci, je suis profondément incapable : la discussion sur les points qui m’intéressent peu m’est incommode, et sur ceux qui m’intéressent vivement, douloureuse ; la vérité est pour moi une chose si précieuse et si rare, que je n’aime point à la mettre au hasard d’un débat quand une fois je l’ai trouvée ; c’est une lumière que je crains d’éteindre en l’agitant ; et quant à pratiquer les hommes, je ne saurais le faire d’une manière habituelle et générale, parce que je n’en connais jamais qu’un très petit nombre. Toutes les fois qu’une personne ne me frappe point, par quelque chose de rare dans l’esprit ou les sentiments, je ne la vois pour