Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/170

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était due à l’imagination fleurie et littéraire d’Armand Marrast. On sait que personne n’obéit au décret, pas même son auteur ; il n’y eut que Caussidière qui se déguisa de la manière indiquée. Cela me le fit remarquer, car je ne le connaissais non plus que la plupart de ceux qui allaient s’appeler les Montagnards, toujours pour se conformer aux souvenirs de 93. Je vis un corps très grand et très gros, sur lequel était posée une tête triangulaire, enfoncée profondément entre les deux épaules, l’œil rusé et méchant, un air de bonhomie répandu sur le reste du visage. C’était, en somme, une masse de matière fort informe, mais dans laquelle s’agitait un esprit assez subtil pour savoir tirer parti de sa grossièreté et de son ignorance.

Le lendemain et le surlendemain, les membres du gouvernement provisoire nous racontèrent successivement ce qu’ils avaient fait depuis le 24 février. Chacun dit beaucoup de bien de soi et même assez de bien de ses collègues, quoiqu’il fût difficile de rencontrer des hommes qui se haïssent plus sincèrement entre eux que ceux-là. Indépendamment des haines et des jalousies politiques qui les divisaient, il me parut qu’ils ressentaient encore, vis-à-vis les uns des autres, cette irritation particulière qu’éprouvent des voyageurs qui ont été forcés de vivre ensemble dans le même vaisseau, pendant une longue et orageuse traversée, sans