Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/187

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il fut plus frappant cette fois que de coutume, parce que le besoin du moment força chaque parti à s’abriter derrière des théories, qui lui étaient étrangères ou même opposées. L’ancien parti royaliste soutint que l’Assemblée devait gouverner elle-même et choisir les ministres, ce qui la faisait toucher à la démagogie ; et les démagogues prétendirent qu’il fallait remettre la puissance exécutive à une commission permanente, laquelle gouvernerait et choisirait tous les agents du gouvernement : système qui se rapprochait des idées monarchiques. Tout ce verbiage voulait dire que les uns voulaient écarter Ledru-Rollin du pouvoir et les autres l’y maintenir.

La nation apercevait alors dans Ledru-Rollin l’image sanglante de la Terreur ; elle voyait en lui le génie du mal comme en Lamartine celui du bien et elle se trompait des deux parts ; Ledru-Rollin n’était qu’un gros garçon très sensuel et très sanguin, dépourvu de principes et à peu près d’idées, sans véritable audace d’esprit ni de cœur, et même sans méchanceté, car il voulait naturellement du bien à tout le monde et était incapable de faire couper le cou à aucun de ses adversaires, si ce n’est peut-être par réminiscence historique ou par condescendance pour ses amis.

Le sort du débat fut longtemps douteux : Barrot le fit tourner contre nous en faisant en notre faveur un très beau discours. J’ai vu beaucoup de ces incidents