Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/202

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sorte les passions du peuple et assurer la victoire en précisant son but. « Je demande, dit-il d’une voix saccadée et haletante, qu’immédiatement et séance tenante, l’Assemblée vote le départ d’une armée pour la Pologne, un impôt d’un milliard sur les riches, la sortie des troupes de Paris, la défense de battre le rappel ; sinon les représentants seront déclarés traîtres à la patrie. »

Je crois que nous étions perdus si Barbès avait réussi à faire voter sur sa motion ; car si l’Assemblée l’eût admise, elle était déshonorée et désarmée, et si elle l’eût repoussée, ce qui est vraisemblable, elle courait risque d’être égorgée. Mais Barbès lui-même ne parvint pas à obtenir un moment de silence pour qu’on pût nous mettre en demeure de nous prononcer. La clameur colossale qui suivit les derniers mots qu’il prononça ne s’apaisa point ; elle se continua au contraire sous mille intonations diverses. Barbès s’épuisa en efforts pour la dominer, mais en vain, bien qu’il fût puissamment aidé par la cloche du président qui ne cessait de résonner pendant ce temps-là comme un glas.

Cette séance extraordinaire durait depuis deux heures ; l’Assemblée tenait bon, l’oreille tendue à tous les bruits du dehors, et attendant qu’on vînt à son aide, mais Paris semblait une ville morte. Nous avions beau écouter, nous n’entendions aucune rumeur en sortir.