Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/203

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Cette résistance passive irritait et désespérait le peuple ; c’était comme une surface froide et unie sur laquelle sa fureur glissait sans savoir à quoi se prendre ; il s’agitait et se débattait en vain sans trouver une issue à son entreprise. Mille clameurs diverses ou contraires remplissaient l’air : « Allons-nous-en, disaient les uns… L’organisation du travail !… Un ministère du travail !… L’impôt sur les riches !… — Nous voulons Louis Blanc ! » criaient les autres ; on finit par se battre au pied de la tribune pour savoir à qui y monterait ; cinq ou six orateurs l’occupaient à la fois et y parlaient ensemble souvent. Comme il arrive toujours dans les émeutes, le ridicule et le terrible se mêlaient. La chaleur était si étouffante que beaucoup des premiers envahisseurs quittaient la salle ; ils étaient aussitôt remplacés par d’autres qui attendaient aux portes le moment d’entrer. Je vis descendre ainsi, par le couloir qui passait le long de mon banc, un pompier en uniforme : « On ne peut les faire voter ! lui cria-t-on. — Attendez, attendez, répondit-il, j’y vas, je vas leur dire leur fait. » Là-dessus, il enfonce son casque d’un air déterminé, l’assure par les jugulaires, fend la foule en renversant tout ce qui se rencontre et monte à la tribune. Il se figurait qu’il se trouverait là aussi à son aise que sur un toit, mais la parole lui manqua aussitôt arrivé et il resta tout court ; le peuple lui criait :