Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement une petite épée à poignée d’argent qu’il avait suspendue à son côté par-dessus son habit à l’aide d’une étroite bandoulière de toile blanche.

Je fus touché jusqu’aux larmes en voyant cet homme respectable et à cheveux blancs ainsi accoutré. « Ne voulez-vous pas dîner aujourd’hui chez moi, lui dis-je ? — Non pas, me répondit-il, que diraient les braves gens qui m’accompagnent et qui savent que j’ai bien plus à perdre qu’eux au triomphe de l’insurrection, s’ils me voyaient les laisser ainsi pour aller prendre mes aises ? Non, je partagerai leur repas et je coucherai ici dans leur bivouac : la seule chose que je vous demande, c’est de presser un peu, s’il est possible, l’envoi du pain de munition qu’on nous a promis, car nous sommes sans nourriture depuis ce matin. »

Je rentrai à l’Assemblée vers les trois heures, je pense, et n’en sortis plus.

Le reste de cette journée ne fut rempli que des récits du combat, chaque instant produisait son événement et sa nouvelle. On annonçait l’arrivée des volontaires d’un département, on amenait des prisonniers ; on apportait des drapeaux pris sur les barricades. On citait des actes de bravoure, des mots héroïques ; à tout moment, on apprenait la blessure ou la mort de quelque personne de marque. Quant au sort final de la journée, rien ne le faisait encore entrevoir.