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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/256

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Le président ne réunissait que de loin en loin, et pour peu de temps, l’Assemblée en séance et il avait raison ; car les assemblées sont comme les enfants, l’oisiveté ne manque guère de leur faire dire ou faire beaucoup de sottises. À chaque reprise, il venait lui-même nous faire le narré de ce qu’on avait appris de certain pendant qu’on ne siégeait pas. Ce président était, comme on sait, Sénard, célèbre avocat de Rouen, homme de courage, mais qui avait contracté dès sa jeunesse une si grande habitude de la scène dans les comédies journalières qu’on joue au barreau qu’il avait perdu la faculté de rendre avec vérité ses impressions vraies, quand par hasard il arrivait qu’il en eût. Il fallait toujours qu’il ajoutât aux traits de courage qu’il racontait quelques boursouflures de sa façon et qu’il exprimât l’émotion qu’il en ressentait réellement, je pense, avec des sons caverneux, des tremblements de voix et une sorte de hoquet tragique qui le faisait ressembler dans ces moments mêmes à un acteur. Jamais le ridicule et le sublime ne furent si voisins, car le sublime était dans les faits et le ridicule dans le narrateur.

Nous ne nous séparâmes que fort avant dans la nuit pour prendre un peu de repos. Le combat avait cessé, mais pour recommencer le lendemain. L’insurrection, contenue partout n’était encore domptée nulle part.