Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/258

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le soir quand je reviendrais chez moi, si j’y revenais jamais ; il avait même montré un long couteau dont il comptait se servir. Une pauvre femme, qui l’avait entendu, courut, en grand émoi, avertir madame de Tocqueville ; celle-ci, avant de quitter Paris, me fit parvenir un billet dans lequel, après m’avoir raconté le fait, elle me priait de ne point rentrer de la soirée, mais d’aller chez mon père, alors absent, et dont la maison était fort proche ; c’est ce que je m’étais bien promis de faire ; mais, quand je quittai, vers minuit, l’Assemblée, je n’eus pas le courage de suivre ce dessein. J’étais épuisé de fatigue et j’ignorais si je trouverais un gîte préparé hors de chez moi. Je croyais peu, d’ailleurs, à l’exécution de ces meurtres annoncés à l’avance et j’éprouvais enfin cette sorte d’insouciance qui suit les émotions prolongées. Je fus donc frapper à ma porte, ayant pris seulement la précaution d’armer les pistolets que, dans ces temps malheureux, il était très ordinaire de porter sur soi. Ce fut mon homme qui vint m’ouvrir, j’entrai, et, comme il fermait derrière moi les verrous avec grand soin, je lui demandai si tous les locataires étaient rentrés. Il me répondit laconiquement qu’ils avaient tous quitté Paris dès le matin et qu’il n’y avait que nous deux dans la maison ; j’aurais préféré un autre tête-à-tête, mais il n’y avait plus moyen de reculer ; je le regardai donc dans