Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/280

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sûrs de leur but et si bien au courant des moyens à prendre pour l’atteindre, qui, sous la présidence de Washington, rédigèrent, il y a soixante ans, la constitution d’Amérique.

Quand la commission, d’ailleurs, eût été capable de bien faire, le manque de temps et la préoccupation de ce qui se passait au dehors l’en eussent empêchée.

Il n’y a pas de nation qui s’attache moins à ceux qui la gouvernent que la nation française, ni qui sache moins se passer de gouvernement. Dès qu’elle se voit obligée de marcher seule, elle éprouve une sorte de vertige qui lui fait croire à chaque instant qu’elle va tomber dans un abîme. Au moment dont je parle, elle désirait, avec une sorte de frénésie, que l’œuvre de la constitution fût accomplie, et que le pouvoir prît une assiette sinon solide, au moins permanente et régulière. Il lui fallait moins une bonne constitution qu’une constitution quelconque. L’Assemblée partageait ces ardeurs et ne cessait de nous aiguillonner, quoique nous n’eussions guère besoin de l’être. Le souvenir du 15 Mai, l’appréhension des journées de Juin et la vue de ce gouvernement divisé, énervé et incapable qui dirigeait les affaires suffisaient pour nous pousser. Mais, ce qui ôtait, surtout à la commission sa liberté d’esprit, il faut le dire, c’était la crainte du dehors et l’entraînement du moment. On ne saurait