Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/31

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grandir insensiblement dans mon esprit et s’y enraciner de plus en plus l’idée que nous marchions vers une révolution nouvelle. Cela marquait un grand changement dans ma pensée, car l’apaisement et l’aplatissement universel, qui avaient suivi la révolution de Juillet, m’avaient fait croire, pendant longtemps, que j’étais destiné à passer ma vie dans une société énervée et paisible. Et qui n’eût regardé, en effet, que le dedans de la fabrique du gouvernement en eût été convaincu. Tout y semblait combiné pour produire, avec les rouages de la liberté, un pouvoir royal prépondérant presque jusqu’au despotisme ; et, en réalité, ce résultat s’y produisait sans effort par le mouvement régulier et paisible de la machine. Le roi Louis-Philippe était persuadé que, tant qu’il ne porterait pas la main lui-même sur ce bel instrument et le laisserait opérer suivant ses règles, il était à l’abri de tous les périls. Il ne s’occupait qu’à le tenir en ordre et à le faire fonctionner suivant ses propres vues, oubliant la société elle-même sur laquelle cette ingénieuse mécanique était posée ; il ressemblait à cet homme qui refusait de croire qu’on eût mis le feu à sa maison parce qu’il en avait la clef dans sa poche. Je ne pouvais avoir les mêmes intérêts et les mêmes soins, et cela me permettait de percer au travers du mécanisme des institutions et de la masse des petits faits journaliers