Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/323

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J’avais pris mon parti et je restai sourd. Falloux dépité, mais toujours maître de lui-même, se leva enfin. Je crus que tout était manqué ; tout était gagné, au contraire. « Vous le voulez, me dit-il en me tendant la main avec cette bonne grâce aristocratique dont il savait si naturellement recouvrir tous ses sentiments, même les plus amers ; vous le voulez ; c’est à moi de céder. Il ne sera pas dit qu’une considération particulière m’aura fait rompre dans des temps si difficiles et si critiques une combinaison si nécessaire ; je resterai seul au milieu de vous. Mais vous n’oublierez pas, j’espère, que je ne suis pas seulement votre collègue, mais votre prisonnier. » Une heure après, le cabinet était formé[1], et Dufaure, qui me l’annonçait, m’engageait à prendre immédiatement possession des affaires étrangères.

Telle fut la naissance de ce ministère si péniblement et si lentement formé, et qui devait durer si peu. Durant le long enfantement qui le précéda, l’homme le plus en peine qu’il y eût en France fut assurément Barrot : son amour sincère du bien public le portait à vouloir un changement de cabinet, et son ambition, qui était plus intimement et plus étroitement entrelacée dans son honnêteté qu’on aurait pu le croire,

  1. Le décret du Président est du 2 juin 1819.