Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abîme[1]. »

Ces sombres prédictions furent accueillies par des rires moqueurs du côté de la majorité. L’opposition applaudit vivement, mais par esprit de parti, plus que par conviction. La vérité est que personne ne croyait encore sérieusement au danger que j’annonçais, quoiqu’on fût si près de la chute. L’habitude invétérée, qu’avaient contractée tous les hommes politiques durant cette longue comédie parlementaire, de colorer outre mesure l’expression de leurs sentiments et d’exagérer démesurément leurs pensées, les avait rendus peu capables de mesurer le réel et le vrai. Depuis plusieurs années, la majorité disait tous les jours que l’opposition mettait la société en péril, et l’opposition répétait sans cesse que les ministres perdaient la monarchie. Ils avaient affirmé le fait tant de fois de part et d’autre, sans y croire beaucoup, qu’ils avaient fini par n’y plus croire du tout, au moment où l’événement allait leur donner raison à tous les deux. Mes amis particuliers pensaient eux-mêmes que j’avais dépassé le but et qu’il y avait un peu de rhétorique dans mon fait.

  1. Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’Adresse en réponse au discours de la couronne. (Note de l’éditeur.)