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ABÉLARD (ÉCOLE THÉOLOGIQUE D’)

avec l’amour du syllogisme, l’emploi d’une méthode rigoureusement didactique, dont la sobriété égale la précision ; entre les Sommes du xiie siècle, celle de Roland est sans contredit le chef-d’œuvre du genre. Or, la Summa sententiarum s’inspira si bien de cette méthode abélardienne, que Pierre Lombard, au lieu de se borner à l’imiter, préféra souvent la transcrire. Cf. Mignon, Les origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, p. 183 sq. — 3. Dans les doctrines elles-mêmes, plus d’un heureux emprunt fut fait à l’école d’Abélard par celle de Saint-Victor. Ainsi Hugues avait enseigné le retour, après une rechute, des péchés antérieurement pardonnes, De sacram., l. II, part. XIV, c. viii, P. L., t. clxxvi, col. 570. La Summa sententiarum, à la suite d’Abélard et de ses disciples, rejette cette erreur. Tr. VI, c. xiii, ibid., col. 151. Cf. Abélard, Expos. in Epist. ad Rom., P. L., t. clxxviii, col. 864 ; Epitome, c. xxxvii, col. 1758 ; Ognibene et Roland dans Gietl, op. cit., p. 249. Sous la même influence, la Summa restreint, sans la rejeter entièrement, la théorie semi-apollinariste de Hugues qui attribuait à l’humanité de Jésus-Christ non seulement la science incréée du Verbe, mais la toute-puissance et les autres attributs divins. Hugues, De sacram., l. II, part. I, c. vi, col. 383 ; De sapientia animæ Christi, col. 856. L’école d’Abélard était ici dans la vérité. Epitome, c. xxvii, P. L., t. clxxviii, col, 1737 ; Roland, op. cit., col. 166-171. La Summa sententiarum nie la toute-puissance dans l’humanité de Jésus-Christ, et rejette par là le fondement de la doctrine de Hugues, mais elle admet encore la science incréée et infinie. Tr. I, c. xvi, col. 74. Pierre Lombard, longtemps hôte de Saint-Victor, fera un pas de plus en admettant une science créée et inférieure en clarté à la science divine. Sent.. l. III, dist. XIV, c. i, P. L., t. clxxxii, col. 783 ; mais la vérité entière ne triompha qu’avec saint Thomas. — 4. Mais la Summa puisa aussi à l’école d’Abélard plusieurs erreurs étrangères à Saint-Victor. Ainsi elle enseigne avec Abélard que la foi sans la charité n’est point une vertu. Tr. I, c. ii, col. 45 ; cf. Abélard, Introductio ad theol., l. II, P. L., t. clxxviii, col. 1051. On y trouve aussi, comme chez Roland, la thèse semi-donatiste que les prêtres excommuniés ne peuvent plus consacrer validement, tr. VI, c. ix, col. 146 ; cf. Die Sentenzen Rolands, p. 218 ; Abélard, Professio fidei, P. L., t. clxxviii, col. 107 ; et parmi les œuvres faussement attribuées à Hugues de Saint-Victor, Quæstiones in Epist. sancti Pauli, q. cii (ad Cor.), P. L., t. clxxv, col. 532.

3o Quel est l’auteur de la « Summa sententiarum » ? — Un résultat inattendu mais intéressant de cette comparaison, c’est que le problème si débattu de l’authenticité de la Summa sententiarum se trouve tranché. Malgré l’autorité de Hauréau, Œuvres de Hugues de Saint-Victor, 1886, p. 73, de l’abbé Mignon, op. cit., t. i, p. 31, 173-181, du P. Gietl lui-même, op. cit., p. 34-40, du Dr Kilgenstein et de dom Baltus, Dieu d’après Hugues de Saint-Victor, dans la Revue bénédictine (Maredsous), 1898, p. 109 sq., la Summa ne peut plus être attribuée à Hugues bien qu’elle émane de son école. Le P. Denifle, 'Die Sentenzen von Saint-Victor, dans Archiv fur Liter., etc., t. iii, p. 635-639, s’appuyant surtout sur l’anonymat des manuscrits, avait laissé la question en suspens. Mais les divergences doctrinales (trop oubliées par les critiques) entre la Summa et le Liber de sacramentis changent le doute en certitude. En effet, la Summa sententiarum est certainement postérieure au Liber de sacramentis dont elle s’inspire assez souvent : d’ailleurs doctrines, méthode, formules même, tout dans la Summa accuse un progrès évident et l’abbé Mignon a lui-même détruit pour toujours l’hypothèse de l’Histoire littéraire de la France, t. xii, p. 36, qui en faisait une ébauche du Liber de sacramentis. Or il est absolument impossible qu’après le De sacramentis, Hugues ait composé la Summa. Celle-ci, en effet, emprunte à l’école d’Abélard des erreurs que Hugues n’eût point enseignées, bien plus des erreurs et des formules qu’il a expressément combattues : Hugues avait très sagement démontré que l’extrême-onction peut être réitérée comme l’eucharistie. De sacram., l. II, part. XV, col. 580. La Summa emprunte à l’école d’Abélard l’erreur contraire et en donne une explication dont l’abbé Mignon dit fort justement « qu’elle n’est pas digne de Hugues ». Op. cit., t. ii, p. 206. Comment donc la lui attribuer, après surtout qu’il l’avait réfutée lui-même ? — De plus, quand l’auteur de la Summa corrige l’erreur de Hugues sur la rêviviscence des péchés pardonnés, les termes dont il se sert ne permettent pas de penser qu’il ait jamais partagé cette erreur. — Même quand il s’inspire des opinions particulières de Hugues, on voit qu’il se range à l’idée d’un autre, il omet les théories les plus chères à son guide ; il n’en conserve ni la marche, ni le style, ni les formules, ni surtout cette belle division de la théologie (basée sur le plan historique de la providence rédemptrice), division que Hugues a développée plusieurs fois avec tant de complaisance. (Comparer la division générale dans De sacramentis, Prologus, P. L., t. clxxvi, col. 184 sq. ; la Summa, tr. I, col. 43, commence par la foi, comme Abélard ; la théorie sur les progrès de la foi dans De sacram., l. I, part. X, c. vi, col. 336-340, Summa, tr. I, c. iii, col. 46 : alii quibus assentimus ; la théorie erronée de Hugues sur l’efficacité des sacrements de l’ancienne loi, De sacram., l. I, part. XI, c. i, col. 343 ; Summa, tr. IV, c. i, col. 119.) Ajoutons un témoignage capital : les grands théologiens du xiiie siècle allèguent souvent les 'Sententiæ Hugonis, mais par ce mot ils entendent le Liber de sacramentis, preuve évidente qu’ils n’attribuaient pas à Hugues la Summa sent. Voir Alexandre de Halès : sur l’objet principal de l’Écriture, Ia, q. i, Venise, 1576, fol. 2 ; cf. De sacram., l. I, part. I, col. 183 ; sur l’optimisme, Halès, Ia, q. xix, m. iii, a. 2, fol. 57 ; cf. De sacram., l. 1, part. II, c. xxii, col. 214 ; Halès, ibid., fol. 58, et De sacram., fol. 236. Les objections tombent d’elles-mêmes si on tient compte de l’indication précieuse de plusieurs manuscrits, Denifle, dans Archiv, t. iii, p. 637, où on lit ce titre : Sententiæ mag. Ottonis ex dictis mag. Hugonis. La doctrine serait en général celle de Hugues, mais Othon (?), le véritable auteur, aurait beaucoup emprunté à l’école d’Abélard.

4o Conclusion : A laquelle des deux écoles faut-il enfin attribuer le triomphe de la scolastique ? — A aucune exclusivement : chacune a eu son rôle distinct. Elles n’eurent pas à ériger en principe l’introduction de la philosophie dans la théologie ; c’était déjà fait par saint Anselme, et, un peu à contre-cœur par Lanfranc. Comme Abélard, Hugues adopta le principe, et, dans l’application, ils déployèrent le même zèle. Il est faux de tout point que l’école de Saint-Victor, par un excès de symbolisme mystique, ait enrayé le développement scientifique de la foi. Cf. dom Baltus, loc. cit., p. 110 ; Mignon, t. i, p. 179. Mais, d’une part, c’est bien à l’école d’Abélard que sont dus principalement les trois perfectionnements essentiels de la nouvelle théologie : l’idée de condenser, dans une Somme digne de ce nom, la synthèse de toute la théologie, l’introduction des procédés plus sévères de ta dialectique, et la fusion de l’érudition patristique avec la spéculation rationnelle. La priorité de l’école d’Abélard, bien que contestée, dom Baltus, loc. cit., p. 109, est établie par ce seul fait qu’au moment où Hugues, tout jeune homme, arrivait de Saxe à Paris (vers 1118), Abélard, dans tout l’éclat de sa renommée, s’apprêtait à écrire l’Introductio ad theologiam. D’autre part, seule, l’école de Saint-Victor eut la gloire de sauver la nouvelle méthode mise en grand péril par les témérités doctrinales d’Abélard. L’hétérodoxie du novateur, dit Harnack, « discrédita la science, à tel point que les théo-