refus de donner des grâces efficaces par elles-mêmes, mais dans un châtiment fondé sur la prévision du péché ; et en tant qu’elle implique, de la part de Dieu, la volonté de permettre le péché et de laisser le pécheur mourir dans l’impénitence, elle repose, elle aussi, sur la science moyenne.
Bref, tandis que les thomistes expliquent l’infaillibilité de la prescience, de la prédestination et de la réprobation par les décrets divins, Molina l’explique par la science moyenne ; et tandis que les thomistes font dépendre de la prédestination et de la réprobation la prescience divine, Molina, renversant les termes, fait dépendre de la prescience la prédestination et la réprobation. A ce prix, Molina estime avoir affranchi la volonté libre, qui s’exerce désormais sans entraves, sous le double influx divin, naturel et surnaturel. Selon ce qu’elle choisit, elle met en œuvre ou non le concours divin, elle reçoit ou non la grâce efficace, elle réalise ou non le plan providentiel, elle se sauve ou elle se damne, sans que cela entraîne aucun changement, ni dans la connaissance, ni dans la volonté, ni dans l’action de Dieu, puisque Dieu savait de toute éternité ce qu’elle ferait dans l’ordre de choses qu’il a choisi de réaliser.
De ce point de vue, l’effort de Molina pour sauver la liberté apparaît en même temps comme un efïort de simplification dans la conception de l’action divine. La raison de la diversité des effets : actes bons, actes mauvais ; grâce prévenante, grâce adjurante ; grâce suffisante, grâce efficace ; prédestination, réprobation, n’est plus cherchée en Dieu, mais dans le libre jeu de la volonté. Et du même coup, se trouvent singulièrement atténuées les difficultés que l’on tire communément du gouvernement divin du monde et des âmes, contre la bonté de Dieu.
Conclusion. — L’auteur de la Concordia, conscient de l’originalité de ses idées, croit avoir si bien « accordé » le libre arbitre avec la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation que, si son système avait été connu, les hérésies sur la grâce ne seraient pas nées, ou eussent été facilement étouffées. On reconnaîtra du moins qu’il a eu quelque mérite à explorer, par des chemins nouveaux, une des régions les plus mystérieuses de la théologie, et qu’il l’a fait dans un but apologétique, avec le souci constant de tenir compte de toutes les précisions dogmatiques apportées par le concile de Trente. Travail laborieux, où il eut plus souvent l’occasion de faire preuve de subtilité que de profondeur, et où il ne progressa que péniblement, avec force détours, comme si la crainte d’errer l’emportait à chaque pas sur la joie de la découverte. En pareille matière, il fallait, certes, de la prudence ; mais le système une fois arrêté dans la pensée, il importait d’en dessiner les lignes avec vigueur et décision. Molina écrivain manqua trop généralement de cette maîtrise qui se reconnaît à la précision de l’expression, à la clarté de la phrase, à la solidité de la charpente d’un ouvrage. Il s’en est aperçu lui-même et a cherché à suppléer à tout cela par des longueurs et des répétitions. Il n’a réussi qu'à rendre son livre presque illisible. De là, chez le lecteur, de faciles confusions, des obscurités, des erreurs d’interprétation, qui n’ont pas peu contribué à indisposer contre l’auteur et à alimenter les polémiques autour de son ouvrage.
III. L’ACCUEIL FAIT A LA « CONCORDIA » ; L'ÉDITION D’ANVERS —
I. Comment fut accueillie
la Concordia.
II. Modifications apportées par l’auteur
dans l'édition d’Anvers (col. 2145).
I. Comment fut accueillie la Concordia. —
1° Attitudes diverses. —
Molina, lors de sa visite chez le grand Inquisiteur de Portugal, avait argué du désir qu’avaient beaucoup de personnes de voir paraître son livre. Étant donné l'état des questions et les dispositions des esprits, l’accueil qui serait fait à la Concordia ne pouvait être que très divers,
Outre que l’auteur touchait à une foule de questions et avait sur plusieurs des opinions très personnelles, l’accord n'était pas parfait ni dans l'école dominicaine, ni dans la Compagniede Jésus. Voilà pourquoi, dès l’origine, Molina rencontra des adversaires dans son ordre même ; ainsi, à Salamanque, le fantasque Henriquez, qui ne tarda pas d’ailleurs à se faire dominicain ; et, à Tolède, " Mariana, dont les préoccupations métaphysiques avaient, il est vrai, passé au second plan, depuis son départ du Collège.de Clermont à Paris (1574).
Il faut bien cependant que la Concordia n’ait pas été, dans l’ensemble, si mal accueillie qu’on l’a dit, puisque ses adversaires ne se contentèrent pas d’applaudir à sa prétendue chute.
2° L’opposition sourde de Banez. —
L'échec de Bafiez ne l’avait pas découragé. La Concordia avait pu paraître. Il restait un moyen de la faire soustraire de la circulation : l’Index. Le professeur de Salamanque dut être d’autant moins décidé à abandonner la lutte, qu’il avait pu reconnaître facilement dans la Concordia, parmi les passages qualifiés de « dangereux en matière de foi, pour ne rien dire de plus », et de « contraires aux définitions du concile de Trente », plusieurs textes de ses commentaires sur saint Thomas. Lettre de Molina à Aquaviva, 17 décembre 1594 dans R. de Scorraille, François Suarez, t. i, p. 371 :
Ce ne fut peut-être pas pure coïncidence si, au moment où l’Inquisition d’Espagne, répondant à une initiative de Sixte-Quint, entreprit de faire établir un catalogue des livres prohibés, elle confia ce travail aux universités d’Alcala et de Salamanque, et si elle chargea l’université d’Alcala de l’examen des livres anciens, tandis que Salamanque aurait à s’occuper des nouveaux. On s’en aperçut bien, le jour où deux membres de la commission d’examen de Salamanque, Banez et son ami Zuinel, général des mercédaires, voulurent faire figurer à l’Index la Concordia de Molina. Ils étaient si excités que le bénédictin Curiel, membre lui aussi de la commission, crut devoir faire part au grand Inquisiteur de leur état d’esprit, qui rendait manifestement impossible un examen sérieux.
3° Les discussions publiques de Valladolid. —
Sur ces entrefaites le conflit latent entre dominicains et jésuites éclata à Valladolid. La ville, capitale du royaume de Castille, était le siège des tribunaux de l’Inquisition. Les dominicains y avaient le collège Saint-Grégoire, dont Banez avait été régent de 1573 à 1577. Les jésuites y tenaient le collège Saint-Ambroise, dans lequel avait enseigné Suarez avant son départ pour Rome (1574-1580). Depuis le début de l’année scolaire 1582-1583, le recteur de Saint-Gré. goire, le P. Diego Nufio ne se faisait pas faute, en commentant la IIa-IIæ de saint Thomas.de pourfendre à tout propos, comme erronées et scandaleuses, certaines propositions de Molina. Les jésuites décidèrent de venger l’honneur de la Compagnie, et prirent occasion d’une promotion de maîtrise qui devait avoir lieu le 4 mars 1594 (le 5 seUm d’autres), pour défendre leur théologien. Le P. Antoine de Padilla, S. J., présidait 1' « acte solennel », auquel assistait l'élite des théologiens de Valladolid.
Sans mesure, le P. Nuno entra en lice, déclarant tout simplement hérétique cette proposition de Molina : « Avec la même grâce dispensée à plusieurs, l’un se convertit et l’autre pas, l’un triomphe de la tentation et l’autre y succombe. » Le défenseur s’efforça au contraire de prouver que la proposition n’avait rien d’hérétique ; et le P. Padilla vint à son secours par une distinction : « Molina, dit-il, a voulu parler